Le temps des utopies collectives semble révolu. C’est en tout cas le regard rétrospectif systématiquement porté sur notre époque lorsqu’on observe les rues désertes en plein mouvement social autour de la SNCF, les manifestations aux cortèges clairsemés – sauf pour dénoncer le terrorisme –, la désertion des partis, des syndicats, de toutes les structures qui ont pu incarner un idéal collectif, rêver d’une cité idéale, du moins d’une société plus juste et plus fraternelle. À l’heure du cinquantième anniversaire de Mai 68, on accompagne avec compassion, fascination et un certain sentiment d’étrangeté un monde qui s’en va, dont témoignent les photos jaunies de luttes anciennes et presque oubliées. Étrange Mai 68 ! qui, tout en représentant le moment de paroxysme des utopies du XXe siècle, a engendré une société d’individus toujours plus isolés, plus éloignés de l’idée d’action collective.

À cela s’est ajouté dans les années 1980 l’épuisement des grands récits d’explication du monde. Le marxisme au pouvoir s’est transformé en un immense camp d’internement pour les peuples qui ont vécu et vivent encore sous sa domination. Le socialisme a trébuché sur l’exercice gouvernemental, lorsque « changer la vie » est redevenu un simple slogan électoral que dissimulait un vertigineux impensé du pouvoir. Le libéralisme n’a jamais convaincu, du moins en France où la vague reagano-thatchérienne dont se revendiquait le gouvernement Chirac de la première cohabitation (1986-1988) n’a pas réussi sa greffe. Le libéralisme de Nicolas Sarkozy ou celui d’Emmanuel Macron sont moins des utopies en acte, pour reprendre la belle formule de Francis Wolff, que des sacrifices à un prétendu pragmatisme politique sans imagination, qui d’ailleurs ne mobilise pas les foules. 

Nous serions donc promis à un avenir strictement individuel et individualiste, un monde désenchanté qui viendrait nourrir l’apathie de nos concitoyens, à commencer par la jeunesse. Les sujets d’indignation sont pourtant légion : crise des réfugiés, signes annonciateurs d’un cataclysme climatique global, inégalités en forte croissance, mise en œuvre d’une société de surveillance de Pékin à Nice et de Google à Facebook, retour des fanatismes religieux… Mais est-il encore permis de rêver, alors que le monde semble chaque jour se défaire un peu plus ?

Les choses ne sont peut-être pas si entendues. Si les sujets d’inquiétude sont nombreux, les sources des rêves nouveaux le sont aussi : idéal d’une société écologique basée sur le partage et l’échange, plutôt que sur l’accumulation et le profit, fantasme de la conquête de l’espace, d’une abolition des maladies, espoir d’un revenu universel, d’un temps mieux réparti entre travail et loisirs : tous ces enjeux passionnent l’opinion publique française et internationale et sont autant de graines d’utopies collectives qui ne demandent qu’à devenir des buts politiques.

Ce qui frappe surtout, c’est le démenti quotidien à l’apathie supposée des jeunes générations à l’égard des utopies et du collectif. Contrairement à ce qui est souvent énoncé, la jeunesse continue de se mobiliser pour des causes qui perdurent et se renouvellent. Féminisme, antispécisme, création de modes de vie alternatifs qu’on ne saurait limiter aux zadistes mais qui s’étendent à l’écologie et au développement durable, antiracisme, réflexion sur les formes de la démocratie : tous ces idéaux interpellent, des millennials aux trentenaires. Aux États-Unis, plus encore que leurs aînés, les jeunes se sont engagés auprès de candidats portant des idées nouvelles, parfois utopistes, comme Bernie Sanders, et leurs benjamins manifestent aujourd’hui pour limiter le port d’armes. Dans les pays arabes, les jeunes ont été à l’avant-garde de révolutions, qui, si elles n’ont que marginalement débouché sur des systèmes démocratiques, ont profondément transformé les sociétés dans lesquelles elles sont survenues. 

Ces causes nouvelles d’engagement se nourrissent d’une défiance exponentielle à l’égard du « système » aux conséquences ambivalentes, car si elle rend les nouvelles générations plus perméables aux théories du complot, elle représente aussi une injonction à repenser le collectif sans répéter les erreurs du passé. Dans une société d’individus qui s’assume comme telle, les jeunes continuent de se mobiliser ; simplement les modes d’action se sont transformés : digitalisation à travers les réseaux sociaux, flash mobs, actions spectaculaires mais ponctuelles, auxquelles s’ajoutent l’engagement associatif toujours puissant ou l’investissement grandissant dans les initiatives de démocratie participative. La demande d’horizontalité et de collectif va croissant dans tous les secteurs de la société, des budgets participatifs au protocole des Nouveaux Commanditaires, ce programme dont l’objet est de permettre à des citoyens de coréaliser des œuvres avec des artistes dans l’espace public.

Plutôt que de regarder dans le rétroviseur de l’histoire des mobilisations sociales en versant des larmes de crocodile, il est temps de comprendre et d’analyser ces mouvements qui démontrent, au-delà des causes légitimes d’inquiétude, que l’humanité nouvelle n’est pas moins avide que la précédente d’inventer les moyens d’établir un monde plus humain. 

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