Alors qu’on célèbre sans conviction les cinquante ans de Mai 68, on finirait presque par oublier que ce qui fit toute la spécificité des « événements », c’était l’autorisation à rêver. L’idée que le capitalisme, intrinsèquement pervers, n’en avait plus que pour quelques années, l’idée que le temps de l’exploitation de l’homme par l’homme était compté, l’idée que la sexualité allait elle aussi changer de base, l’idée que l’amour lui-même pouvait être réinventé, selon le mot de Rimbaud. « Les Années de rêve », tel était d’ailleurs le titre du premier tome de Génération, la saga d’Hervé Hamon et Patrick Rotman parue à la fin des années quatre-vingt, qui figera pour plusieurs décennies l’auto-héroïsation soixante-huitarde, pour le meilleur et pour le pire, les générations suivantes vivant très mal cette captation mythologique, les condamnant à ne vivre un retour de la révolte que sur un mode dégradé. Se battre pour la préservation d’un régime de retraite ou la sauvegarde d’un service public n’aura, il est vrai, jamais la même aura poétique que se battre pour ne plus jamais travailler – rien à faire à cela. Ajouté au spectaculaire ralliement à l’ordre établi de beaucoup d’ex-leaders du mouvement étudiant, de « Dany le Rouge » à Alain Geismar, sans parler des griefs éternels de la droite, le ressentiment à l’égard de 68 ne pouvait que recuire au fil des ans. 

Aujourd’hui, l’idée même d’injonction à « rêver » prête à sourire, et de fait seuls quelques naïfs s’autorisent encore à l’exprimer publiquement. Ce n’est pas d’utopies que veulent les nouveaux révoltés, ce n’est pas d’horizons lointains qu’ils ont soif, mais de victoires concrètes, ici et maintenant. Est-ce le signe d’un tarissement de l’imaginaire politique ou, au contraire, d’une exigence supérieure, après tant de défaites subies, de revers symboliques et de mirages évanouis ? Toujours est-il qu’après l’échec du « socialisme réel », dont l’onde de choc n’en finit pas de se faire sentir depuis la fin du siècle dernier, les seules utopies que la plupart s’autorisent à nouveau relèvent de l’économie sociale et solidaire, des petites communautés autogérées de type zadiste, ou encore des révolutions citoyennes – autant dire de la prose du monde utopique. Pourtant, ne devrait-on pas considérer que la spécificité de nos sociétés contemporaines est d’avoir prouvé, à leur façon, que les utopies n’étaient pas par nature irréalisables – qu’il s’agisse de pratiquer une sexualité déconnectée de la reproduction, ou d’investir Les États et Empires de la Lune, selon l’expression de Cyrano de Bergerac, qui en fit un des premiers romans philosophiques de science-fiction de l’histoire littéraire ? 

Pour succéder au concept d’« utopie », emplacement sans lieu réel, Michel Foucault avait ainsi forgé dans une conférence demeurée longtemps méconnue le concept d’« hétérotopie » (« Des espaces autres », 1967). Par ce mot, il désignait des lieux non pas hors de portée ou intrinsèquement inexistants, mais simplement autres, histoire de marquer que ceux-ci n’étaient pas hors de portée de l’action des hommes et avaient une possibilité véritable de passage à l’existence. Des idéaux encastrés dans le réel, cohabitant avec lui, en interaction constante avec l’action, et sans doute plus adaptés à un monde pour l’heure désillusionné, qui a durablement installé l’idée que les rêveurs étaient des impotents et des imbéciles. Quant à l’idée que le temps pourrait sortir de ses gonds, ce ne sera pas une mince affaire d’en installer à nouveau la simple possibilité. 

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