La saga des rêves
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Dans son essai de 1891, L’Âme de l’homme sous le socialisme, paru un an après le scandale du Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde fait de l’art le moyen de la liberté de l’homme, avant d’affirmer : « Une carte du monde qui ne comprend pas l’Utopie n’est pas digne d’un regard, car elle exclut le seul pays auquel l’humanité vient toujours accoster. » La phrase n’est pas anodine : beaucoup d'érudits et de savants ont tenté de situer le paradis terrestre sur une mappemonde au fil des siècles. Mais elle indique surtout le rôle cardinal joué par l’utopie dans notre histoire, celui d’un phare dans la nuit des peuples, un repère qui donne chair à l’aspiration collective au bonheur. Terras incognitas longtemps rêvées, parfois explorées, les utopies ont la particularité de conjuguer des aspects a priori contradictoires : l’ancrage dans un monde irréel ou imaginaire, propre à accueillir une société idéale, et la critique en creux du monde connu et condamnable, pour des raisons politiques, religieuses ou sociales. C’est de cette tension même entre le réel et l’irréel, le réalisable et l’irréalisable, que découlent la richesse – mais aussi l’ambiguïté – du projet utopique.
Âge d’or ou cité céleste
Si le terme même d’utopie devra attendre le XVIe siècle pour apparaître sous la plume de Thomas More, l’idée d’une réalité autre, plus douce et plus heureuse, se retrouve déjà chez les Anciens. Singulier paradoxe d’ailleurs que de voir les Grecs explorer un concept forgé depuis leur langue, sans qu’ils l’aient jamais formulé ! Il faut dire que le propos est alors radicalement différent : pour les Anciens, l’utopie appartient d’abord au règne du mythe, de la légende ou du religieux. L’âge d’or, évoqué par Hésiode à la fin du VIIIe siècle avant Jésus-Christ dans sa Théogonie, relève ainsi d’une utopie nostalgique, celle d’une époque à l’abri du temps, où les hommes partageaient la vie des dieux en parfaite insouciance. Le travail en était absent, les femmes également, et les plantes y poussaient spontanément. Il faudra la révolte de Prométhée contre Zeus pour mener à une séparation irrémédiable entre les hommes et les dieux, et l’apparition de la première femme, Pandore, qui inaugure le cycle de la vie et de la mort.
Ce thème de la chute originelle depuis une forme de paradis perdu est commun à de nombreuses civilisations, depuis le jardin d’Éden judéo-chrétien jusqu’au royaume atlante évoqué par Platon dans deux de ses dialogues, le Timée et le Critias. Située au-delà des colonnes d’Hercule, dans l’océan Atlantique, l’île de l’Atlantide est « une grande et admirable puissance », vouée au culte de Poséidon, tirant sa richesse du commerce et de l’orichalque, un métal aussi précieux que mystérieux. Mais les Atlantes, gonflés d’orgueil et de démesure, vont précipiter leur perte par leurs excès architecturaux, leur appétit guerrier et la cupidité de leur population. Vaincue militairement, l’Atlantide disparaîtra sous les flots en un jour et une nuit, suite à une série de tremblements de terre. À cette contre-utopie, qui annonce d’ailleurs les dystopies futures, Platon oppose l’idéal d’une Athènes archaïque, vertueuse et mesurée, et dont il redoute alors la décadence rampante.
L’idée même du messianisme renvoie à une forme d’utopie, celle de l’avènement d’un monde nouveau, à même de conjurer les frustrations du temps présent par sa transformation radicale. Dans le cas du christianism
« L’utopie, il faut y croire pour qu’elle advienne »
Rutger Bregman
Nous fêtons le cinquantième anniversaire de Mai 68, dont vous citez dans votre ouvrage l’un des slogans : « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! » Est-ce le dernier moment de notre histoire récente à avoir fait la part belle à l’utopie ?
Non, je ne pense pas. On a pu …
[Éden]
Robert Solé
Je vivais dans un monde paisible et rassurant. Un monde sans inondations ni sécheresses, sans accidents nucléaires, aériens ou ferroviaires, et sans la moindre collision sur les routes.
Des rêves à portée de main
Aude Lancelin
Alors qu’on célèbre sans conviction les cinquante ans de Mai 68, on finirait presque par oublier que ce qui fit toute la spécificité des « événements », c’était l’autorisation à rêver. L&rsq…