En matière d’utopie, la réalité ne dépasse pas la fiction, elle la confirme en démontrant dans les faits que « qui veut faire l’ange, fait la bête », et qu’en prétendant construire ici-bas le paradis terrestre, on finit à coup sûr par y instaurer l’enfer.

Le point de départ semblait pourtant plein de jolies promesses, celles que le lecteur émerveillé découvre en parcourant Utopia (L’Utopie), le texte fondateur, publié en 1516 par l’humaniste anglais Thomas More. Il y est question d’une cité idéale où tous les habitants vivent heureux et vertueux dans l’égalité et conformément à la raison. Une république parfaite, mais qui n’existe pas – d’où son titre, u-topia, le « lieu qui n’est nulle part en grec » – ; ou du moins, pas encore, même si rien n’interdit d’espérer, comme le laissent entendre les derniers mots du livre. Sans doute cette ouverture explique-t-elle d’ailleurs pour partie l’immense postérité, d’abord littéraire, puis programmatique, politique et concrète, de ce texte capital.

Pourtant, très vite, le lecteur, revenu de son attendrissement initial, perçoit quelque chose comme une ambiguïté, un malaise : ce que la critique universitaire contemporaine a pu qualifier de « tendance autodestructrice du paradigme utopique ». Si bien caché soit-il sous la chair appétissante, le ver est dans le fruit, intrinsèquement lié à la perfection à laquelle l’utopie prétend soumettre une réalité rétive. Et les conséquences ne se font pas attendre, d’autant que la sublimité des fins justifie les moyens, tous les moyens – et surtout les pires –, dans cet enfer pavé de bonnes intentions. 

Au sein des cités idéales de l’utopie classique, celles qui fleurissent sous forme romanesque du XVIe au XIXe siècle, le schéma se répète à l’identique. Remodelé, régénéré, l’homme nouveau n’en demeure pas moins sous la surveillance permanente de ses semblables et d’une autorité bienveillante : c’est pour son bien que, dans ce que Dostoïevski appellera « les cités de cristal », nul obstacle n’arrête le regard du Grand Frère ou du Bon Législateur. Car c’est en se sachant observé que chacun se contraindra à la vertu, renoncera au mal et se soumettra à la loi, comme tous les autres. Idéal de transparence et d’unanimité, l’utopie se méfie du libre arbitre qui perpétuerait en son sein la scandaleuse imprévisibilité des cités imparfaites. Dans l’utopie, il n’y a plus ni criminel, ni pécheur, ni déviant. La liberté s’y trouve prédéterminée par une (ré)éducation adéquate et, ainsi, réconciliée avec celle de tous. On connaît à ce propos le passage où Rabelais, lecteur attentif de Thomas More, décrit la vie dans l’utopie humaniste de l’abbaye de Thélème : « Si quelqu’un ou quelqu’une disait : “buvons”, tous buvaient ; si disait : “jouons”, tous jouaient. » La liberté en utopie revient ainsi à se conformer, volontairement mais strictement, aux activités du groupe ou aux manifestations de la « volonté générale » – celle dont Rousseau dira dans le Contrat social qu’elle ne peut « errer », et qu’en s’y soumettant, on n’obéit qu’à soi-même.

Quant à ceux qui ne s’y plieraient pas, Rousseau prévient qu’on les forcera à être libres. Mais les autres, les rebelles, ceux que l’on ne parvient pas à contraindre, les hérétiques et les relaps qui refusent opiniâtrement les principes de la cité idéale ? Si marginaux soient-ils, la question est infiniment sérieuse, car la perfection utopique ne tolère pas les impuretés qui menacent son existence même, et sa valeur est trop élevée pour qu’elle puisse en accepter le risque. D’où, même dans les utopies qui condamnent la peine de mort, le droit d’éliminer sans hésitation les obstacles au bonheur commun : un droit dont la mise en œuvre, décrite dans de nombreux textes classiques, relève purement et simplement du massacre de masse, sinon du génocide. 

Un aboutissement tragique dont on pourrait aisément se consoler, si l’utopie était demeurée sagement dans l’ordre du rêve, ou dans les pages des livres. Mais, on l’a dit, tel n’était pas son propos. Dès l’origine, et c’est même l’un des critères de l’utopie, celle-ci hésite, elle oscille entre l’onirique et le programmatique. Ou encore, pour reprendre un jeu de mots suggéré par Thomas More lui-même, entre U-topia, le « lieu de nulle part », et Eu-topia, le « lieu du bien ». La distance entre les deux se réduit parfois au XVIe et au XVIIe siècle, et semble même sur le point de s’abolir au cours de la Révolution française, sous la Convention, lorsque Saint-Just rédige ses très utopiques Institutions républicaines tout en siégeant au Comité de salut public tandis que Robespierre, son mentor, déclare « Nous voulons fonder Salente » – du nom de la cité idéale décrite par Fénelon dans son Télémaque. L’utopie est alors aux portes du pouvoir, sur le point de s’accomplir. Pour y parvenir, il lui faudra toutefois – après les innombrables expérimentations ratées des socialistes utopiques – attendre le XXe siècle et les systèmes totalitaires. Des systèmes qui, en effet, ne sont jamais que des utopies réalisées en grand format.

Alors que, d’une part, les utopies, rêvées ou pratiquées, sont naturellement totalitaires – la volonté d’instaurer la perfection exigeant en toute hypothèse un arsenal complet de moyens préventifs et répressifs –, les systèmes totalitaires, d’autre part, semblent utopiques par essence. Car au fond, c’est toujours en vue de réaliser la perfection, l’homme nouveau dans la cité idéale, quels que soient cet homme et cette cité, que l’on va organiser la surveillance, la contrainte, l’enfermement de chaque instant qui caractérisent le totalitarisme. Seul le désir d’instaurer l’Absolu, seule l’ambition de construire le Paradis terrestre sont susceptibles de justifier l’usage illimité de la violence. Et l’on est tenté de dire que, sans cela, le totalitarisme n’aurait pas de raison d’être.

C’est ce que confirment, de façon tragique et unanime, les expériences totalitaires du XXe siècle, utopies rouges, noires ou brunes, du racisme nazi au Goulag, de la révolution culturelle où la sinologue Michelle Loi croyait distinguer L’Intelligence au pouvoir (1971), à « l’Angkar aux mille yeux » du Kampuchéa démocratique.

Par nature, il n’y a pas d’utopie innocente

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