Le président de la République a décidé d’honorer la mémoire de quatre figures de la Résistance. Il aurait pu retenir Olympe de Gouges, George Sand ou encore Michelet comme vous l’aviez proposé. Qu’est-ce que ce choix nous dit de la France d’aujourd’hui ?

C’est l’hommage nostalgique à une geste incontestablement glorieuse car, pour le reste, la France vit depuis longtemps plus de défaites que de victoires. C’est aussi une manière d’insister sur la spontanéité de la Résistance intérieure plus que sur la France libre. Le cocktail hollandais, si j’ose dire, est assez habile. Il est, vous le savez, très fortement inspiré par l’historienne Mona Ozouf qui voulait absolument célébrer Pierre Brossolette, l’oncle de son mari mort. Pour le faire passer, elle a composé un trio avec deux femmes d’exception : Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle. François Hollande y a rajouté Jean Zay. 

Le cocktail est heureux parce qu’il est d’une extraordinaire variété et d’un très grand équilibre. Quand on se penche sur la vie de chacune de ces personnalités, on est frappé par le mélange d’engagement, de courage, d’action déployé. Elles méritent à tous égards d’être proposées à l’admiration de tous et érigées en modèles. 

Quelle place occupe la Résistance de nos jours ?

Le grand public ne peut pas être insensible à la remise en question du caractère mythologique de la Résistance. Nous sommes progressivement passés du sacré, de la surestimation dans les années d’après-guerre, à un désenchantement depuis une vingtaine d’années.

La surestimation s’explique par bien des motifs. Du point de vue collectif, il fallait laver la Collaboration, laver la honte de la défaite. C’est le premier point. Ensuite, il y a eu un très large accord entre les gaullistes et les communistes, les deux ailes marchantes issues de la guerre et de la Résistance, pour façonner et ré­écrire l’histoire. De Gaulle a fait de tous les Français, hors quelques égarés, des résistants. Jusqu’à Papon ! Chez les communistes, c’est passé par la fabrication d’un parti revendiquant 75 000 fusillés… et de héros comme Guy Môquet, qui a bien été fusillé en 1941 à Châteaubriant, mais dont on sait tout de même que, lors de son arrestation, il portait des tracts expliquant que de Gaulle était le fruit de la « City judaïsante de Londres ». C’est Aragon qui a été chargé d’héroïser ce garçon. Troisième motif qui explique la surestimation de la Résistance durant plusieurs décennies : il n’y avait pas de documents, d’accès aux archives. Donc le témoignage des acteurs était fondamental. On ne pouvait que les croire sur parole et ce qu’ils avaient vécu était tellement intense et héroïque que cela s’était imposé dans tous les coins de la mémoire. 

Comment s’est produit la décristal­lisation ?

Le désenchantement qui s’est opéré a été progressif et la critique n’a pas seulement été le fait des historiens. Loin de là. Elle est venue des avocats, du type Jacques Vergès, des journalistes. Cette critique s’est focalisée sur quelques points de fixation. La figure iconique de Jean Moulin, dont le discours extraordinaire d’André Malraux en 1964 avait fait un saint laïc, un héros national absolu, s’est vue mise en question. Rappelez-vous du livre de Thierry Wolton, Le Grand Recrutement, avançant l’hypothèse que Moulin était un agent soviétique en s’appuyant sur le fait qu’il avait été avant-guerre le chef de cabinet du ministre Pierre Cot, compagnon de route du Parti communiste. 

L’arrestation de Jean Moulin à Caluire, qui a fait l’objet de multiples investigations, a fini par compromettre successivement une série de personnalités : René Hardy, Henri Frenay, Guillain de Bénouville. 

Il y eut aussi, en 1997, la fameuse et malheureuse table ronde de Libération, réclamée à titre de jury d’honneur par Raymond Aubrac qui s’estimait calomnié par l’ouvrage de Gérard Chauvy, Aubrac, Lyon 1943. Elle finit en empoignade et mit en évidence les variations et les contradictions du témoignage du couple Raymond et Lucie Aubrac, laquelle avait une propension à enjoliver ses récits.

L’image de la Résistance s’est trouvée atteinte. Où en est-on aujourd’hui ? Le pendule est peut-être reparti dans l’autre sens. Ainsi le gros ouvrage d’Olivier Wieviorka sur l’histoire de la Résistance paru en 2013, et appelé à faire référence, a paru plutôt réduire le rôle historique de la Résistance en insistant sur les organisations de la Résistance plutôt que sur le mouvement d’ensemble. Dernier avatar du mythe, la thèse de Claude Barbier, Le Maquis de Glières, qui a prétendu démontrer que la bataille la plus symbolique de la Résistance, en Savoie, n’aurait pas même eu vraiment lieu. Avec toutes ces affaires qui ont déclenché d’intenses polémiques, comment l’image de la Résistance ­n’aurait-elle pas été affectée ? Plutôt que vers les grands résistants, l’histoire se tourne aujourd’hui davantage vers ceux que Pierre Brossolette appelait « les soutiers de la gloire ». 

Ces révisions ont-elles marqué la société française en profondeur ?

Le temps s’éloignant et l’idée d’une hostilité franco-allemande devenant obsolète pour les jeunes générations, il y a quelque chose de forclos dans ce débat. N’avez-vous pas constaté, l’année dernière, lors des célébrations communes de la guerre de 14 et de la Libération, que c’est la guerre de 14 qui travaille en profondeur la conscience nationale ? Sans doute parce que l’Occupation est frappée d’une ambiguïté : elle se situe entre une histoire incertaine et une mémoire douteuse.

L’esprit de la Résistance survit-il lors des luttes anticoloniales, de la guerre ­d’Algérie ?

Question difficile… La Résistance était strictement nationale. Prenez mon ami Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) qui a sorti l’affaire Audin et contribué à révéler l’usage de la torture. Il était moins guidé par l’esprit de la Résistance que par celui de l’affaire Dreyfus. Il était animé par un souci de justice, de vérité, par la leçon de Chateaubriand que lui avait apprise son père : l’historien, chargé de la vengeance des peuples

Cela dit, la lutte anticolonialiste de toute une partie de ma génération a été vécue comme une forme de résistance. Les exactions de la France en Algérie et la généralisation de la torture ont rappelé très directement le souvenir de la Gestapo. Il y a là une forme de filiation à la fois consciente et inconsciente. Je l’ai ressentie moi-même en écrivant, en 1961, mon essai sur Les Français d’Algérie.

Résister peut-il se conjuguer au présent ? Stéphane Hessel (1917-2013) résistait-il en s’indignant ?

Résister ? Le mot a gardé une sorte de prestige. Il a fait fortune, même s’il est un parent pauvre de la Révolution. Mais en l’espèce, le livret de Stéphane Hessel marque, selon moi, la date historique de la mort définitive de l’idée révolutionnaire. 

Pourquoi ?

Son invitation, ce n’est pas révoltez-vous, mais indignez-vous. C’est le triomphe d’une morale individuelle, impuissante. Le succès du livre apparaît comme la signature de l’effacement de l’idée révolutionnaire. 

Résister devient-il l’affaire de chacun, comme le montage photographique de portraits d’anonymes de l’artiste JR exposé au Panthéon, le laisse penser ? 

Régis Debray a eu à ce propos des pages excellentes sur ce renversement de sens, paradoxal et pourtant bien significatif, qui consiste à exalter une galerie d’anonymes au lieu même consacré à la « célébration des grands hommes ». Voyez son « Panthéon renversé », dans Médium (no 42, janvier-mars 2015).

Cela étant, il est vrai qu’il y a comme une atomisation, une pulvérisation démo­cratique de la Résistance qui s’opère devant l’évolution du monde contemporain. Contre la financiarisation capitaliste et la marchandisation généralisée, contre l’individualisme forcené et les ravages de la déculturation, contre la destruction sauvage de la planète, chacun « résiste » à sa façon. Que faites-vous avec le 1 ? Vous résistez à une pente de la presse qui la pousse à une disparition inéluctable. Et moi-même, avec Le Débat, j’essaie de conserver et de transmettre un type de culture en perdition. Et comment résister au déclin de la langue française ? Mais voyons, en devenant académicien ! Pour parodier Pierre Michon, nous voici condamnés aux résistances minuscules

Il n’y a donc pas aujourd’hui une figure de la résistance ?

Dans nos démocraties occidentales en tout cas, je n’en vois pas qui s’impose. Mais le problème de savoir s’il faut des héros à une société, ou s’il est en définitive meilleur qu’elle n’en ait pas, c’est un grand problème qui reste ouvert. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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