Néons blafards, dix degrés à tout casser, queue à la caisse d’un supermarché. Le temps est ralenti. Une vieille dame beige et bien mise s’impatiente. Elle se tourne et retourne vers les autres clients, cherchant du regard des témoins à son exaspération. Des complices. Sa colère monte puis explose : « Regardez-moi celle-là : incapable comme les autres ! » La fille de la caisse lève les yeux, les baisse et se rétrécit tout entière. Elle est noire et voudrait disparaître. « Voler le travail des autres quand on n’est pas au niveau, tsss. » La fille de la caisse continue en somnambule. « Rentrez dans votre pays, mademoiselle, on gagnera du temps. » La fille est une ombre sans contour, la vieille une flèche lancée. L’homme de devant feint la surdité, emballe ses yaourts fissa et disparaît. Restent trois clients. Leur silence envahit tout, aggrave tout, leur silence fige la scène dans une obscurité asphyxiante, c’est une défaite pour l’humanité tout entière. Dix-sept ans à tout casser, voix fluette, baskets et mèches roses, elle serre dans ses mains un Coca et un paquet de biscuits. Et se jette à l’eau. « Stop. Taisez-vous. Ça suffit. Ce n’est pas possible. » La vieille est muselée illico. Elle paie la queue basse, sort en grommelant quelque chose et l’air revient à nouveau. C’était hier dans un Franprix assoupi au fond d’un beau quartier. C’était hier, mais chaque jour la question de la résistance fait effraction dans nos vies.

Une enfant de onze ans rentre de l’école sur l’air de « c’est pas juste ». Elle pleure d’avoir vu un camarade humilié, accusé à tort d’une bêtise et incapable de s’en défendre. Son voisin a balancé un stylo sur le prof, crime de lèse-­majesté. L’adulte lui est tombé dessus : coupable ! L’accusé sidéré n’a pas eu la présence d’esprit, la force ou le courage de hurler son in­nocence : il n’a pas voulu dénoncer son voisin. L’enfant de onze ans a tout vu. Elle sait que son camarade est généreux et innocent. Elle n’a rien dit. Ni elle ni personne, et c’est cette lâcheté qu’elle pleure à gros bouillons. Où commence et où finit la ­résistance ?

C’est devenu un grand mot écrasant, on l’a même flanqué d’une grosse majuscule bien ronflante, comme pour mieux la circonscrire à ce moment très particulier de notre pays sur lequel, le 27 mai au Panthéon, les hommes politiques viendront s’agenouiller encore. Discours, grands mots, flonflons, gerbes et rubans, depuis soixante-dix ans c’est toujours la même histoire, celle d’un pays tout entier fanfaronnant au nom d’une poignée d’humains qui a mis ses actes en conformité avec son indignation. Ils ont agi, c’est tout. Aussi simple et aussi difficile que cela. L’appellation d’origine contrôlée « Résistant », désignant une catégorie d’hommes et de femmes représentés comme des super-­héros très nettement supérieurs à la moyenne, coupés du reste misérable de l’humanité, n’a été inventée qu’en 1945. Tous ont alors été soufflés par la grandiloquence de ce storytelling a posteriori. Germaine Tillion, sur laquelle je viens d’écrire un roman en mettant mes pas dans les siens, la première. Jamais elle ne s’est posé la question de l’héroïsme. C’était viscéral, voilà tout. Apprenant la capitulation en juin quarante, elle a d’abord été se cacher pour vomir. Vomir, oui. Quelques jours après elle passait des coups de fil, rencontrait des gens, cherchant simplement « à faire quelque chose », montant finalement ce qu’on a appelé plus tard « un réseau clandestin ». Ils étaient « RRRRésistants » et ils ne le savaient pas ! Cette mytho­logie construite après coup, méfiance.

Les grands mots étouffent la réalité, ils la travestissent salement : plus ils sont grands, plus ils la rapetissent. La « Résistance » majuscule est une fiction qui nous écrase, quand la résistance minuscule, sans un bruit ni un mot de trop, se déploie chaque jour dans les plis les plus humbles. C’est celle des êtres humains dignes et courageux vivant sur cette terre. Tous ceux qui ont traversé des catastrophes savent intimement de quoi il s’agit. Derrière chaque fenêtre de chaque hôpital et dans toutes les villes, tous les jours et toutes les nuits, des hommes et des femmes résistent contre le malheur qui les accable. Qui a été traversé par la maladie, la dépression, le deuil, la perte d’un amour ou d’un enfant, le chômage qui n’en finit pas, bref, par la vie tout entière, sait ce que résister veut dire. Mettre un pied devant l’autre, dans certaines circonstances, c’est déjà le début de quelque chose. Pourtant en 2015, pour résister contre les vents mauvais dominants, même sans risquer la mort, il en faut du panache muet, un courage silencieux, une fermeté invisible qu’aucune médaille ne viendra jamais récompenser ! Résister au super­marché, à l’école, dans les couloirs moquettés des grandes entreprises, lors une conversation au comptoir, face au cynisme ou dans un RER bondé, c’est garder un rapport vibrant au monde. Une fidélité à l’enfant en nous, à la haute idée qu’il se faisait du courage, de l’honneur, de la justice et des Hommes. Le regard porté sur la plus haute branche de l’arbre. Lors de l’été 1940, Paris est envahi d’Allemands. Climat de terreur et d’absolue désolation. Germaine Tillion rédige son premier tract clandestin, quelques mots pour lesquels, déjà, elle risque sa vie : « Nous pensons que la gaieté et l’humour constituent un climat intellectuel plus tonique que l’emphase larmoyante. » C’est le chemin. Haut les cœurs, camarades ! 

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