Lorsqu’on évoque l’admiration qu’inspire son engagement contre la colonisation, Jean Lacouture prend l’air mi-agacé, mi-flatté que ce fin observateur du genre humain a coutume d’arborer face à un interlocuteur dont il se demande s’il est tout à fait sérieux. « Je ne veux pas qu’on me voie comme quelqu’un d’admirable. Je suis à mon niveau, moyen, et je veux que cela se sache. » Et pourtant ! Il est l’une de ces figures romanesques qui ont traversé la seconde moitié du siècle dernier à grandes enjambées. Journaliste prolixe et lucide, témoin de mille scènes racontées dans les livres d’histoire, biographe des géants – de Gaulle, Hô Chi Minh, Nasser, Kennedy, Mitterrand, Mendès… – ­portraitiste inspiré, homme de lettres et de culture, auteur d’une soixantaine de livres dans lesquels souffle le vent d’une prose libre et agile, où la verve méridionale côtoie une érudition jubilatoire. Il fut, au Monde, au Nouvel Observateur ou à France-Soir, de tous les combats d’une gauche modérée mais intransigeante avec le colonialisme. Pourfendeur de l’asservis­sement à la française, il avait le don pour piquer le taureau colonial des banderilles de ses critiques acerbes – l’homme est un aficionado de ­corrida.

Alors que pour certains, l’engagement frappe comme la foudre après avoir entendu à la radio une voix crépusculaire en appeler à la flamme de la résistance, il n’y eut point d’appel du 18 juin de l’anticolonialisme pour Jean Lacouture. Simplement une décennie, entre 1945 et 1956, lors de laquelle le regret d’une guerre ratée est venu s’ajouter au constat que le temps de l’épopée coloniale était révolu. La rencontre d’une femme avec laquelle il formera un tandem tant amoureux que politique et un séjour en Égypte qui bouleversera sa vie feront le reste. À l’opposé de l’héroïsme soudain, son entrée en résistance anticoloniale prendra du temps à mûrir, entre le premier article critique sur la politique du maréchal Juin au Maroc pour Combat en 1949 et la dénonciation virulente de l’expédition « coloniale » de Suez en 1956. Décrire cet engagement, c’est vouloir comprendre, à travers les interstices de l’histoire, comment le jeune journaliste embarqué en Indochine en 1945 dans le service de presse du général Leclerc, est devenu l’un des plus fervents avocats de la décolonisation. C’est analyser comment se noue un engagement dans le hasard de circonstances extraordinaires, pour un jeune homme qui, de son propre aveu, mêlait « une extrême disponibilité intellectuelle, une propension évidente à la compassion et un goût exacerbé pour les héros, surtout s’ils parlent comme des saints ».

 

Le premier acte de l’engagement de Jean Lacouture vient de la guerre, mais il est paradoxal : il fut, au sens propre, un acte manqué. Celui d’un fils de la bourgeoisie bordelaise monté à Paris faire Sciences Po, qui entend l’appel du 18 juin et trouve le Général « merveilleux dans le bizarre » mais avec « un ton [qui lui] parut d’une outrecuidance intolérable, et [un] projet absurde ». Malgré des parents gaullistes de la première heure, « l’étudiant l’a emporté sur le patriote » pendant cette période, et les années sombres entre 1942 et la Libération seront passées à la campagne pour échapper au STO, à la limite de la Charente et du Limousin, avant la Résistance des derniers jours au sein des FFI. C’est la conscience tragique de cette guerre ratée qui projette le jeune Lacouture dans l’aventure militaire indochinoise après la guerre, sur les traces de son oncle Charles, ancien procureur à Saïgon et pour suivre son idole de l’époque : le général Leclerc. « Je me suis inscrit pour toutes sortes de raisons : exotisme, soif de départ, désir d’épater les filles ou les amis. […] Nous voyions là l’occasion de racheter notre trop tardive entrée dans le combat européen en prenant part à une indispensable reconquête, que l’on baptiserait, à l’occasion, libération. » Aujourd’hui encore, à presque 94 ans, la guerre demeure une obsession : l’avoir manquée comme on rate une fête d’anthologie à laquelle on a été invité, mais qu’on a ignorée par mégarde. Peut-être aussi par prescience que le destin de sa vie l’attendait non pas sur le front contre l’Allemagne, mais dans le face-à-face de la France avec elle-même. Jean Lacouture a souvent décrit l’Indochine, sa découverte du système colonial et sa rencontre avec Hô Chi Minh comme sa véritable naissance politique. Là-bas, il intègre le service de presse des armées et se lie d’amitié avec le commandant Georges Buis, un officier aux opinions libérales qui deviendra son ami. Rédacteur au journal des armées La Caravelle le jour, auteur la nuit avec quelques camarades d’un journal pacifiste semi-clandestin, Paris-Saïgon, il connaît alors une première prise de conscience face à l’ineptie d’un système de domination des populations indochinoises dont les leaders – Hô Chi Minh, Giap – sont jugés par lui « éminents ». Mais cette seconde naissance ne suffit pas à le faire basculer dans le camp anticolonial. Il accepte en 1947 un autre emploi au service de presse au Maroc, dans les bagages de Georges Buis devenu directeur de l’information à la résidence générale de France, et réalise alors qu’il travaille au service d’un système colonial à bout de souffle. Période charnière, transitoire, qui ne suffit toujours pas à créer l’engagement. « J’ai été à l’opposé du sens de l’histoire pendant toute cette période, à la fin je le sentais. » 

 

C’est à cette occasion que survient une autre strate fondamentale de son entrée dans l’anticolonialisme : sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme, Simonne Miollan, journaliste, ancienne auxiliaire féminine de l’armée de terre en Afrique du Nord pendant la guerre, de neuf ans son ainée. « Elle était très à gauche, très hostile au protectorat. Elle travaillait au journal de la CGT. Moi, j’étais en voie de décolonisation, Simonne a évidemment contribué à cela, ne serait-ce que par la force de sa personnalité. Elle a contribué à mettre chez moi l’idée qu’il y avait quelque chose d’assez dégoûtant qu’un homme en domine un autre, que le principe républicain qui avait contribué à la colonisation était au contraire une raison de la remettre en question. » L’influence de cette forte personnalité sur un jeune homme se qualifiant lui-même de « modéré, girondin, parfois timoré » sera décisive. De retour à Paris, le couple embrasse la carrière de journaliste et Lacouture intègre la rédaction de Combat, puis, repéré par Hubert Beuve-Méry, le service outre-mer du Monde en 1950. La lecture de ses articles publiés durant cette période témoigne de son intérêt pour l’Empire, mais également de prises de position encore très timides et distanciées contre le système colonial. 

 

Il faudra attendre le départ pour l’Égypte en 1953 comme correspondant de France-Soir pour que le basculement s’opère de manière définitive. La vie en Égypte, la rencontre avec le colonel Nasser qui fait sur lui forte impression, et surtout l’amitié avec les dirigeants du FLN réfugiés au Caire, Hocine Aït Ahmed ou M’Hamed Yazid entre autres, contribuent à l’ancrer définitivement dans le militantisme anticolonial. Sa dénonciation virulente de l’expédition franco-anglaise à Suez en 1956 achève de le situer dans une mouvance intellectuelle et politique qui structurera le reste de son existence. Picador du colonialisme, Jean Lacouture le devint tout à fait lorsque, presque seul, il dénonça au grand jour l’hypocrisie de cette expédition coloniale face à une opinion publique hostile, obsédée par le déclin de la France et engagée dans un bouche-­à-bouche désespéré avec son passé de grande puissance.

Ce qui frappe dans l’engagement de Jean Lacouture en faveur de la dé­-colonisation, c’est son refus, aujourd’hui encore, de la considérer sous l’angle exclusivement moral. C’est sa sensibilité au tempo de l’histoire plus que son indignation qui a structuré son refus de la colonisation. Erreur historique, déphasage avec la réalité de son camp et de son temps, insulte à l’intelligence des colonisés, certes. Crime contre l’humanité ? « Ne nous emballons pas ! » Ce refus de dramatiser la colonisation explique aussi l’impact de ses analyses auprès du grand public. Ceux que l’homme révolté n’aurait pu atteindre par son indignation, le journaliste Lacouture les remua dans leurs certitudes par l’acuité de son analyse de l’effondrement politique et moral de l’Empire. Il fut également convaincant parce qu’il était l’un des leurs. Ni héros, ni grand résistant, ni grand intellectuel. Un acteur engagé, à « hauteur d’homme », qui ne demandait pas l’absolution pour ses propres manques, mais ne pouvait s’empêcher de dénoncer la bêtise et la corruption coloniales. Ce que nous apprend cet itinéraire, c’est que l’on peut avoir été le militant d’une grande cause après avoir douté, hésité, avant d’y parvenir. Cette démythologisation de l’engagement n’en amoindrit ni la force ni la grandeur. Elle le resitue simplement dans l’écheveau des circonstances et des incertitudes de l’existence. 

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