Une aventure
Temps de lecture : 5 minutes
Commençons par dissiper tout malentendu : je n’ai jamais rêvé d’être journaliste, et j’éprouve d’ailleurs toujours quelques difficultés à me prévaloir de ce titre. Non, avant que toute cette histoire ne commence, je voulais faire des livres, et je contribuais à en fabriquer quelques-uns de l’intérieur d’un déprimant 15 mètres carrés. Du fond de cet antre, j’expérimentais avant l’heure les joies du télétravail permanent en tant que microentrepreneur free-lance au service d’un éditeur universitaire, menant ma barque sur un fleuve routinier au milieu d’épaisses brumes et de rives inabordables.
Ces quelques lignes permettront peut-être au lecteur de se figurer l’état d’esprit plutôt désespéré qui, après quelques mois de ce régime, m’a poussé à saisir la première branche venue pour m’extirper de ce radeau. Cette branche se présenta le 16 janvier 2014 sous la forme d’un mystérieux courrier électronique signé Laurent Greilsamer. Le journaliste, auquel m’avait recommandé une éditrice auprès de qui j’avais fait mes premières armes, s’apprêtait à lancer un journal avec quelques amis et cherchait quelqu’un pour en assurer l’édition. Un premier rendez-vous m’apporterait vite plus de précisions. J’en ressortirais avec un vif enthousiasme, mêlé, je dois bien l’avouer, d’un certain scepticisme.
Ces « monstres » me semblaient à bien des égards une chimère
D’un abord intimidant en dépit de son évidente bienveillance, l’ancien directeur adjoint du Monde m’avait, au fil de notre échange, fait découvrir deux prototypes du journal que vous tenez entre les mains, en m’expliquant le souhait de ses créateurs de faire dialoguer les savoirs, les approches et les sensibilités sur cette grande feuille dont les plis étaient conçus pour épouser les mouvements de la pensée. J’avais eu le temps de parcourir ces numéros zéro du regard : le premier, rempli pour partie de faux-textes, portait un titre étrange, comparant la Syrie à une femme émancipée sur le point de divorcer ; le second, auquel rien ne manquait – pas plus les repères illustrés de Jochen Gerner que le poème choisi par Louis Chevaillier –, traitait des relations de la France et de l’Afrique et présentait, en poster, une grande carte illustrée. Ces « monstres » avaient piqué ma curiosité et éveillé mon intérêt, mais ils me semblaient, à bien des égards, une chimère. Parier sur le papier, sa matérialité et son intelligence à l’ère du numérique me paraissait une utopie ô combien sympathique et stimulante. Je doutais néanmoins un peu que, comme nombre de ses sœurs, celle-ci puisse se conclure autrement que par un échec rapide et retentissant. Mais, après tout, qu’avais-je à perdre ? L’entretien s’était terminé par une brève visite de nos premiers locaux et la rencontre d’Éric Fottorino et de Manon Paulic, la première de nos journalistes – toujours fidèle au poste ! La chaleur de leur accueil, leurs sourires cordiaux, leur énergie communicative achevèrent de me convaincre : pour peu que cette sympathique équipe veuille bien de moi, je les rejoindrais dans cette entreprise donquichottesque, où qu’elle puisse nous mener, quitte parfois à faire un peu figure de Sancho Pança de la bande.
Mon vœu s’accomplit quelques jours après un second entretien aux allures d’aimables formalités avec Natalie Thiriez. Ainsi me trouvai-je entraîné dans cette « aventure éditoriale ». J’avais employé cette expression lors de ma première conversation avec Éric, et celui-ci l’avait relevée : « Une aventure, c’est bien le mot. »
Mon travail se passe pour l’essentiel derrière un ordinateur. Il a peu de rapport avec celui d’un Tintin reporter, d’où sans doute ma réticence, un peu bête, à me qualifier de journaliste. Mais, rétrospectivement, les paroles que j’avais prononcées en l’air se sont révélées assez à propos.
Notre hebdomadaire a certes légèrement changé de physionomie, il a gagné en maturité, mais on ne l’a pas vu grandir
Comme toute aventure, celle de notre hebdomadaire a ses désagréments, ses doutes, ses moments de stress et d’inconfort. Ses drames également – je pense en particulier à la récente disparition de notre bien-aimé Laurent. Elle est aussi porteuse de joies – ah ! le bouillonnement intellectuel des déjeuners de rédaction du lundi, qui sont un peu à notre équipe ce que sont au village d’Astérix ses grands banquets de sangliers. Porteuse de joies… et plus encore d’accomplissements – 500 numéros déjà ! Notre hebdomadaire a certes légèrement changé de physionomie, il a gagné en maturité, mais on ne l’a pas vu grandir, malgré tous les projets dont il a accouché – à commencer par la revue America, qui a fait entrer Julien Bisson dans notre rédaction. Et que de découvertes en chemin ! Combien de pépites ramassées dans le tamis de nos colonnes ! Je songe à notre troisième numéro dans lequel Mathias Énard racontait comment l’Ailleurs lui avait permis de s’ouvrir à lui-même. À l’extrait du Tatouage de Tanizaki publié à l’occasion d’une série d’été sur le corps, ce conte cruel qui m’a conduit à explorer plus avant les rivages de la littérature japonaise. Au Syrien Niroz Malek qui, de son pays en guerre, nous a fait parvenir quelques brefs récits flirtant avec le fantastique, témoignant de son absolu désarroi. À l’analyse si lucide et pénétrante d’Alessandro Baricco sur les failles systémiques qui, en ne cessant de s’ouvrir, ont fait le lit des succès de l’extrême droite. À la grande enquête de notre collaboratrice Hélène Seingier pointant de manière si poignante et concrète les conséquences de l’impéritie de nos gouvernants face aux ravages des pesticides.
Éric aime décrire le 1 comme une « grande aile d’oiseau », métaphore qui, sans doute, parle à bien des lecteurs. Vue de l’intérieur, toutefois, notre feuille de papier ressemble parfois plus à la voile d’un frêle esquif lancé dans les tempêtes de l’actualité. Mais je suis heureux, je crois, que chaque vendredi soir, en compagnie du dernier carré – Amandine, Claire et Maxence –, après une journée de travail qui a tendance à un peu trop s’étirer, le bouclage se termine sur ces caractères en lettres capitales, invisibles et pourtant bien là : À SUIVRE.
« L’Histoire n’est ni une maladie ni un criminel : elle ne récidive pas »
Patrick Boucheron
L’historien médiéviste Patrick Boucheron nous explique comment la décennie l’a confronté à la notion d’événements et nous dit comment historiens et journalistes peuvent nous aider à comprendre l’époque.
[10 × 1]
Robert Solé
À partir d’un certain âge, le passage d’une dizaine à une autre peut être déprimant, et même angoissant. Souffler ses 50 ou 60 bougies suscite alors ce qu’on appelle en bon français un birthday blues.