Que me reste-t-il de cette soirée du Bataclan ? Je peux citer de nombreux souvenirs sans être certain qu’ils me soient véritablement arrivés. Combien de récits ai-je entendus après cette attaque qui a visé 1 500 personnes, tué 90 d’entre elles et blessé des centaines ? Il me reste une image absolument marquante : je suis dans la fosse, je tourne le dos aux assaillants et je vois une jeune femme, à deux mètres de moi. Je me souviens qu’elle porte une marinière, qu’elle est debout et qu’elle regarde l’endroit d’où viennent les coups de feu : son visage est déformé par la terreur. Ce regard rempli d’effroi est resté gravé dans ma mémoire, il représente un miroir tendu vers l’horreur et cette image n’a rien d’anodin : nous éprouvons une grande difficulté à observer le terrorisme de face. Comme tous ceux qui, dans la mythologie grecque, regardaient Méduse et s’en voyaient pétrifiés. Le terrorisme ne porte pas son nom par hasard : il agit pour transformer nos sociétés en profondeur en y imprimant la terreur. 

« Quand on prétend combattre le terrorisme, il faut pouvoir s’attaquer à ses racines politiques » 

Je continue de m’interroger sur les raisons qui poussent des hommes à infliger de telles souffrances à d’autres hommes. Dans La Banalité du mal, Hannah Arendt explique que le mal absolu peut se draper dans une apparence de banalité. Au procès du Bataclan, j’ai regardé les accusés dans leur cage, j’ai pu me dire qu’ils n’étaient pas tous des psychopathes, qu’ils n’avaient pas tous grandi dans cette idée du mal absolu. Il n’en reste pas moins vertigineux qu’ils aient cru si fort en quelque chose pour se penser autorisés à ôter la vie. 

Depuis le 13 novembre 2015, je ne peux plus détourner le regard de cette violence. Je me dis même que si nous réussissions à la comprendre, nous pourrions peut-être commencer à la désamorcer et, vœu pieux, faire un pas vers la paix. Il y a, je crois, quelque chose à penser en partant des victimes du terrorisme mais, le plus souvent, on réclame nos récits, rarement nos expertises.

Comment penser le point de bascule terroriste ? Comment Salah Abdeslam a-t-il pu continuer d’aller en boîte de nuit peu avant d’enfiler un gilet explosif ? Comment comprendre que près de 2 000 Français aient pu vouloir s’enrôler dans le djihad en Syrie et en Irak ? Assiste-t-on à une radicalisation de l’islam, comme l’explique Gilles Kepel, ou à l’islamisation de la radicalité, comme l’avance Olivier Roy ? Les deux thèses portent une part de vérité, aucune ne rend compte de la totalité du phénomène. Il faut accepter l’idée qu’on n’a pas tout compris, qu’il nous reste beaucoup de travail.

Il y a bien entendu une offensive politique globale de l’islamisme, une volonté de mainmise sur notre pays. Mais je finis par me demander si le terrorisme n’est pas consubstantiel à l’humanité ; si nos sociétés occidentales individualistes ne présentent pas des failles par rapport à notre besoin de liens collectifs. Et je m’interroge sur le poids du désir de transcendance et de spiritualité, spécialement dans notre France républicaine et laïque ?

« La plus grande force du terrorisme, c’est d’avoir réussi à instiller la peur en nous. »

À toutes ces questions, nous n’avons pas de réponses certaines. C’est pourquoi l’expertise accumulée par ces juges et présidents de tribunaux, par ces spécialistes de l’aide à l’enfance et des prisons, par ces universitaires qui ont interrogé, chacun dans leur coin, des dizaines de terroristes, devrait être mise en commun. Quand on prétend combattre le terrorisme, il faut pouvoir s’attaquer à ses racines politiques. Pour l’instant, on s’en tient au sécuritaire et au judiciaire. On limite ainsi le nombre de victimes et c’est très bien, mais on ne réussit pas à faire reculer le terrorisme. Qu’y a-t-il de tellement attirant pour que des gamins de quinze ans qui n’ont jamais quitté la France et qui avaient sept ou huit ans en 2015 aient envie de se radicaliser sur notre territoire ? Je ne suis pas certain qu’il y ait une volonté politique de comprendre ce phénomène : peut-être craint-on les réponses à ces questions ? 

Quand j’ai proposé un Grenelle pour définir une stratégie antiterroriste, je n’avais pas mesuré combien il était inacceptable pour le pouvoir et les forces de sécurité de partager ces questions régaliennes avec la société civile. Je ne sais pas comment on va pouvoir cesser de réagir à chaud mais, pour l’instant, la vague perdure avec un niveau de menace très haut et constant. Et des évolutions inquiètent : Samuel Paty a été assassiné pour ce qu’il était censé avoir fait, montrer des caricatures du prophète. Dominique Bernard l’a été pour ce qu’il était, un professeur d’histoire.

La plus grande force du terrorisme, c’est d’avoir réussi à instiller la peur en nous. Les motifs d’inquiétude excèdent le terrorisme, ils concernent la puissance des transitions, de l’intelligence artificielle au changement climatique. Mais qui dit société apeurée dit société qui a du mal à garder ses valeurs-socle. Rappelons-nous le maccarthysme dans les années 1950 aux États-Unis, un moment où les Américains ont renoncé à leurs valeurs. N’est-ce pas ce que nous faisons en abdiquant nos idéaux démocratiques, en recourant à la reconnaissance faciale ou en laissant des enfants français dans des camps en Syrie ? Certaines formations politiques, à l’extrême droite notamment, cultivent leurs petits stocks de colère, c’est indigne et dangereux. Le pire, c’est qu’agir ainsi, c’est donner raison aux terroristes. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

Illustration : No 83 – 18 novembre 2015 – dessin de CÉLINE DEVAUX.

Dix mois après ceux de Charlie Hebdo, les attentats meurtriers du 13-Novembre replongeaient la France dans une immense émotion. En faisant appel à des historiens, des écrivains et des
spécialistes géopolitiques, le 1 se demandait comment le pays pouvait résister à la terreur.

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