L’élection de Trump
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Le 8 novembre 2016, je donnais une conférence en Norvège quand, au petit matin, j’ai appris la nouvelle de l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche. Ce fut un choc immense, même si j’avais suivi avec attention sa campagne, ses discours mêlant la haine et la joie dans une rhétorique très habile. Quelques mois auparavant, au moment du référendum sur le Brexit, Paul Auster, mon mari, s’était tourné vers moi et m’avait dit : « Ça peut se passer ici aussi. » Il sentait avancer cette mécanique du pire, désormais bien réglée, qui joue sur les fantasmes autoritaires pour flatter des ressorts très anciens, la peur des immigrés, le contrôle des femmes et de leur reproduction, le racisme latent… On a prétendu après l’élection que l’économie avait largement déterminé les choix électoraux, dans une vision marxiste traditionnelle. Mais je n’y crois pas : les études psychologiques montrent que ce sont bien les émotions qui ont présidé à cette victoire, cette peur viscérale de perdre son statut et sa supériorité dans un monde en mouvement. Ce n’est pas propre aux États-Unis, bien sûr, et les dernières années l’ont bien montré, mais il y a dans ce pays un legs historique terrible, cet héritage de l’esclavage, qui façonne une large part de notre société et qui habite toujours nos institutions et nos mentalités.
« Je reste aujourd’hui persuadée qu’il n’aurait pas été élu face à un homme »
Encore aujourd’hui, je reste médusée qu’une partie du pays ait pu suivre les yeux fermés un homme qui arbore si manifestement tous les traits possibles du psychopathe. Un menteur pathologique, une personne condamnée pour de multiples crimes, privée d’empathie, de remords, d’un quelconque sentiment de culpabilité. Comment une telle personnalité a-t-elle pu devenir l’une des figures les plus adorées de notre culture populaire ? Cela en dit sans doute beaucoup sur l’évolution de cette culture elle-même, et sa fascination pour les hommes toxiques.
Mais tout ne peut pourtant pas se résumer à la personnalité de Trump, si toxique soit-il. Trump n’existerait pas sans ses supporters. Qu’ont-ils en commun, ceux qui l’ont soutenu et le soutiennent encore ? Un sentiment d’insatisfaction, de menace même, face à un monde qui ne paraît plus capable de tenir les promesses avec lesquelles ils ont grandi. Le dogme néolibéral rend chacun responsable de ses propres échecs, lui fait penser que c’est sa faute, qu’il n’est pas la meilleure version de lui-même. On oublie les combats collectifs, les confrontations politiques. Or, voici que quelqu’un se présente pour désigner un autre coupable, plus simple à identifier. Le philosophe français René Girard a décrit avec justesse la figure du bouc émissaire, cette propension à faire porter le malaise collectif à une personne innocente, en l’occurrence ici un groupe de personnes, les femmes ou les minorités raciales. On peut y voir aussi l’écho des travaux de l’anthropologue Mary Douglas, qui a montré dans son essai De la souillure la puissance des concepts de pureté et de saleté dans une culture, incarnés dans le discours de Trump par le symbole du mur, censé tenir la nation à l’abri de la souillure des immigrés. Trump a ainsi réussi, en 2016, à aller puiser dans la rancœur d’une partie de l’Amérique blanche d’avoir vu un homme noir accéder à la présidence, mais aussi dans la haine sexiste à l’œuvre contre Hillary Clinton. Je reste aujourd’hui persuadée qu’il n’aurait pas été élu face à un homme, ou que le New York Times n’aurait pas tenu pendant des semaines le feuilleton des e-mails personnels de Mme Clinton s’il s’était agi d’un autre candidat.
« Face au péril populiste, le principal danger est celui de l'indifférence »
La défaite de Trump, quatre ans plus tard, a été un réel soulagement. Nous avions lancé avec Paul un mouvement, Writers against Trump, pour encourager les gens à aller voter. Face au péril populiste, le principal danger est celui de l’indifférence, ou de la résignation, parfois pour de bonnes raisons : à quoi bon ? Qu’est-ce que cela va changer ? La vérité, c’est que ça change. Le vote permet de changer la direction dans laquelle va le pays. Je ne suis pas d’accord avec toutes les politiques menées par Joe Biden, notamment en ce moment à Gaza, mais ça n’a rien à voir avec ce qu’aurait été un second mandat Trump. Et il est absolument crucial que l’actuel président soit réélu en novembre pour éviter le pire.
En temps normal, la défaite de Trump il y a quatre ans aurait signifié sa disparition. Sauf qu’il a réussi à installer l’idée qu’il n’avait pas perdu, que l’élection lui avait été volée, laissant sombrer une partie du pays dans la paranoïa. Il y a sept siècles, le pape Clément VI avait pris la défense des Juifs, accusés de propager la peste en Europe. Aujourd’hui, nous avons besoin de paroles tout aussi rationnelles pour faire revenir un peu d’intelligence dans le débat public. À cet égard, l’élection de novembre sera cruciale pour le destin de l’Amérique. Le pays n’est pas encore remis des dégâts infligés par la présidence Trump, les coupes claires dans l’administration, la démocratie abîmée, la Cour suprême radicalisée… Trump et ses supporters ne sont pas majoritaires dans le pays, ils ne le seront jamais. Mais nous vivons dans cette drôle de République où, grâce au principe du collège électoral, on peut rafler l’élection tout en ayant reçu une minorité de voix. Alors, oui, j’ai peur, je suis terrifiée même à l’idée que ce cauchemar reprenne. Mais je veux aussi avoir confiance, croire qu’il est déjà allé trop loin, sur la cause des femmes par exemple. Paul me le confiait quelques semaines avant qu’il ne nous quitte : « La question de l’avortement va faire basculer l’élection. » Car toutes les femmes, même les Blanches, même les républicaines, sont concernées par le recul de leurs droits. Et leur colère peut suffire à barrer la route de Trump.
Conversation avec JULIEN BISSON
Illustration : No 177 – 8 novembre 2017 – illustration du poster par Nicolas de Crécy.
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