Pour le médiéviste que vous êtes, la décennie écoulée, comparée à d’autres époques contemporaines, a-t-elle une dimension historique ou pas forcément ? 

J’ai longtemps cru qu’on attendait d’un historien qu’il dise que le temps ne s’accélè

Pour le médiéviste que vous êtes, la décennie écoulée, comparée à d’autres époques contemporaines, a-t-elle une dimension historique ou pas forcément ? 

J’ai longtemps cru qu’on attendait d’un historien qu’il dise que le temps ne s’accélère pas, que la consistance du temps demeure fondamentalement inchangée. Ce partage des rôles avec des journalistes hypermnésiques m’arrangeait bien ! Mais cette idée ne me plaît pas tant que ça, car je suis amoureux du présent. Je ne considère pas qu’un historien doive toujours nous ramener aux lenteurs apaisées de la continuité, aux répétitions, entonnant le refrain sempiternel du « c’est plus compliqué que ça et ça a déjà eu lieu avant ». Soit parce qu’en effet cette décennie est particulière, soit parce que nous sommes mieux préparés intellectuellement pour saisir la brusquerie de l’événement. On peut bien sûr citer Michel Foucault, pour qui penser consiste à comprendre en quoi aujourd’hui diffère d’hier. Ou remonter à Marc Bloch pour qui l’histoire était la science du changement social. Mais, dans tous les cas, je pense que ce qui s’impose aujourd’hui à tout le monde, c’est le contemporain. J’ajoute bien sûr que pour l’accueillir avec dignité, il ne faut pas le confondre avec la pure présence de l’aujourd’hui, comprendre qu’il se trame de plusieurs temporalités. Il vient de loin. Le Covid en est un formidable exemple.

« Il n’y a pas de salut politique dans l’homogénéisation »

En quoi ?

On ne saurait dire s’il ressort davantage de l’hypermodernité ou de l’archaïsme. C’est une maladie inédite, mais qui nous affecte comme un mal du passé, escorté de hantises on ne peut plus anciennes. Elle ne sépare pas un monde d’avant et d’après, mais produit une confusion des temps. Voilà pourquoi on n’a pas fini de pointer tout ce qui est gros en lui de changements à venir. 

Est-il déjà possible d’isoler les événements que les historiens de demain évoqueront comme ayant changé l’ordre du monde ? 

C’est possible, mais je ne suis pas un historien du temps présent. Je ne me donne pas le droit aujourd’hui de décréter l’époque ou de nommer le temps. Personne n’a autorité pour dire ce qui est digne de notre attention. Certains événements s’imposent avec le couperet de l’évidence, comme les attentats du 11 septembre 2001. Ils ne sont pas si nombreux, ceux dont l’importance historique à venir est proportionnelle à la conscience qu’on en a eue à ce moment-là. Juste quelques-uns par siècle. Pour le Covid, je ne sais pas.

Le 11-Septembre s’inscrit dans les consciences, à hauteur d’homme. L’événement cisaille notre temps intime sur un mode semblable à celui de l’assassinat de Kennedy en 1963 dans les mémoires familiales : mes parents m’ont toujours dit qu’ils n’oublieraient jamais l’endroit où ils étaient quand ils l’ont appris. Ce sont des événements qui vous saisissent là où vous êtes. Vous vous souvenez de vous en train d’en prendre conscience. Mais, après coup, l’assassinat de Kennedy n’est pas une rupture dans l’histoire du monde, contrairement à celui d’Yitzhak Rabin en 1995. Si on veut chercher un événement et même le récit héroïsé où un homme peut changer l’histoire – ou ne la change pas si on l’élimine –, l’assassinat de Rabin en est un saisissant. C’est le modèle extraordinaire de l’événement tel que j’ai tenté de le travailler dans mon livre de 2022 Quand l’histoire fait dates, à partir de la certitude qu’ont les historiens du contemporain, comme le dit Pierre Laborie, qu’« un événement est ce qui advient de ce qui est advenu ». Sa mémoire et son retentissement sont inséparables de son déclenchement et il vaut par ce qu’il ouvre et ce qu’il referme, ce qu’il permet et ce qu’il empêche. L’assassinat de Rabin, c’est une histoire possible de la marche à la paix qui s’arrête et qui n’aura pas lieu. Aujourd’hui encore, on vit dans les ruines de cette histoire qui n’a pas eu lieu.

« Être historien, c’est se séparer du passé »

Le 7-Octobre pourrait-il marquer une date historique ? 

En tout cas, il faudra en défendre la mémoire. Et se souvenir aussi de tout ce que ce drame a déclenché d’horreurs. Cela suffit-il à colorer une décennie ? Je n’en sais rien. La question de l’événement, qui n’est pas au départ mon problème d’historien, m’aura saisi en 2015. Et je peux le dater. C’était le 7 janvier 2015, les assassinats politiques de Charlie, puis de l’Hyper Cacher. J’ai alors écrit avec Mathieu Riboulet le livre Prendre dates, qui justement prend la date comme principe narratif pour décrire des « journées qui ont failli défaire la France ». En même temps, je commençais à réfléchir à cette série documentaire pour Arte qui s’appelle Quand l’histoire fait dates. J’entrai au Collège de France et donnai une leçon inaugurale, qui fait date pour moi, un mois après les attentats du 13-Novembre. C’est dans cet effet de souffle que je décide avec mes amis du Seuil d’engager le chantier éditorial d’une Histoire mondiale de la France. Ce qui met le feu aux poudres dans mon esprit est la phrase du jeune Michelet : « Ce ne serait pas trop du monde pour expliquer la France » et, une fois de plus, cette histoire mondiale va utiliser la date comme opérateur d’intelligibilité. C’est un moment d’histoire publique et très intime en même temps. Saisir ce qu’est le temps quand il vous rentre dans le corps, littéralement. Qu’est-ce qu’un événement qui plie votre conscience ? 

Comment y répondez-vous ?

Depuis 2015, je suis saisi par la question de la date, sans avoir les compétences d’un historien du temps présent qui pourrait statuer sur le régime d’historicité. Je ne veux pas me défiler mais, dans l’ordre du temps, il y a un commandement qui me répugne – je ne suis pas historien de ce qui règne. Je pense cependant que c’est une question pour aujourd’hui. De manière ordinairement catastrophique, avec les assassinats, les drames, les guerres. Et de manière inattendue avec le Covid. Ce que je trouve étonnant, c’est que cet événement monstre, lui aussi global et intime puisqu’il nous a simultanément séparés de nous-mêmes, a été vécu, mais pas encore pensé. Sans être méchant, qu’a produit le Covid culturellement, intellectuellement ? Quelle est la grande œuvre du Covid ? Je travaille sur la peste noire qui a frappé l’Europe en 1348. Deux ans après, Boccace écrit le Décaméron, une œuvre qu’on lit encore. Pour le Covid, seuls quelques textes ont pu frapper les esprits, comme celui de Bruno Latour qui nous invitait à faire la géographie de nos attachements. Il disait : voyons ce à quoi on tient vraiment et ce à quoi on est prêt à renoncer. 

Vouloir comparer notre époque à une époque passée, est-ce une forme de sagesse ou une fausse route ?

Là encore, j’oscille. D’abord, je pense qu’être historien, c’est se séparer du passé. Ça peut paraître paradoxal puisque tant de gens cherchent avec ardeur, et sincérité, à s’y retrouver. Il faut le faire parce que l’on serait bien malheureux et bien idiot si l’on ne profitait pas de ce « trésor d’expériences » dont parlait Hannah Arendt. Pourtant, le travail de l’histoire devrait briser la routine des métaphores obligées, par exemple aujourd’hui les années 1930. Bien entendu, la littérature et la philosophie des années 1930 constituent une ressource d’intelligibilité tragiquement inépuisable sur notre temps, c’est le sol instable mais nécessaire de notre conscience politique. Mais nous savons bien que l’histoire n’est ni une maladie ni un criminel : elle ne récidive pas. Il y a quelque impudence à se comparer aux protagonistes de périodes aussi dramatiques, à feindre la clandestinité facile, à parler de « résistance » à la légère. Non, la résistance, c’est autre chose. Quand vous continuez à faire ce que vous aimez faire, ce n’est pas de la résistance. Il faut, pour résister, renoncer à quelque chose d’essentiel : sa liberté, et jusqu’à sa vie. Je me méfie de ceux qui se retrouvent dans un passé trop héroïque pour eux. Mais il ne faut pas pour autant se passer de ce passé, même s’il existe une obsession des années 1930 qui nous aveugle. Si je fais moi-même souvent référence à cette période, je tâche de l’inscrire dans une pluralité de références, à la fois dans le temps et dans le monde. Car la diversité est une valeur absolue. Il n’y a pas de salut politique dans l’homogénéisation, qu’elle soit culturelle ou économique. Une bonne partie de nos problèmes vient d’un refus militant, organisé – et j’ajouterai : financé –, de la diversité des mondes, des langues, des conditions, des sensibilités et des cultures. 

Votre livre Le Temps qui reste est habité par l’esprit des catastrophes à venir. Notre décennie n’aurait été qu’un long chemin vers le désastre ? 

Ce petit livre est une manière d’organiser mon pessimisme. Et peu importe d’ailleurs qu’on soit optimiste ou pessimiste – l’essentiel, c’est d’agir. Or, je pense que le sentiment de l’imminence peut paralyser l’action. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe du catastrophisme. Et il y a suffisamment de choses à considérer dans notre quotidien, d’initiatives, de foyers d’invention, pour nous épargner la peine de rêver de mondes imaginaires. Je remarque d’ailleurs qu’une bonne partie de la littérature dystopique, qui a pris en charge la critique sociale aujourd’hui, n’imagine pas le monde à cinquante ans de distance. C’est ce qu’Alain Damasio appelle le « présent hypertrophié ». Pourquoi une partie de la jeunesse militante de ce pays se reconnaît-elle autant dans ses romans ? C’est qu’il décrit le monde tel qu’il est, il poursuit les tendances, à l’uniformisation, à la haine de la diversité, à la société de contrôle. Et puis il y a tous ceux qui résistent. Les « furtifs », ceux qui se rendent ingouvernables et feintent avec les pouvoirs. Il donne à lire à une jeunesse qui n’a pas renoncé. Ce qui se passe dans les universités en ce moment est compliqué, et à bien des égards déprimant. Mais revenons à des idées simples : vous imaginez vivre dans un monde où la jeunesse ne se révolterait pas contre la guerre et l’injustice ? 

On peut agir, en particulier sur le changement climatique. Depuis dix ans, de ce point de vue, c’est extraordinaire ce qui s’est passé. Socialement, scientifiquement et culturellement, la puissance d’agir s’est démultipliée. Ce qui bloque maintenant, c’est l’échelon de la décision politique. Je crois qu’il y a dix ans, je n’étais pas équipé intellectuellement pour comprendre que le régime d’historicité avait à ce point changé.

C’est-à-dire ?

Sur la question climatique, je pensais en termes de générations futures, sur l’air du « agissons pour nos enfants », confondant ce qui est en train d’arriver avec un futur proche. Ne voyant pas que la catastrophe n’est pas ce qui survient, ce qui peut survenir, mais ce qui continue. « Que les choses continuent comme avant, là est la catastrophe », écrit Walter Benjamin. Pour des raisons compréhensibles. Ce que l’on appelle anthropocène est le fait que l’homme puisse être une force géologique dans ses capacités de transformation sociale. Or, cette notion contrevient à tout notre système culturel depuis le xviiie siècle. Nos disciplines scientifiques se sont fondées sur le grand partage entre deux temps, le temps des hommes et celui de la nature, qui étaient incommensurables. Il n’est pas anormal qu’il faille quelques années pour produire ce qui est proprement une révolution épistémologique ou cognitive. Et nous y sommes. 

Va-t-on considérer l’intelligence artificielle comme un événement historique aussi important que l’invention de l’imprimerie ? Et peut-on y voir une bonne nouvelle ?

Je remarque d’abord que l’intelligence artificielle, pour l’instant, produit des discours automatiques et attendus. C’est une automatisation du travail intellectuel. Or, les intellectuels sont des producteurs de biens symboliques. Ils s’alarment de l’IA car ils craignent qu’elle ne prenne leur travail. Le travail manuel, lui, a déjà été automatisé et détruit. Pour ma part, je ne me sens pas menacé par l’IA. Certains de nos gouvernants pourraient être assez avantageusement remplacés par leur avatar de l’IA. S’il s’agit vraiment de parler politique comme ils le font, alors un robot le fera aussi bien. On a un peu de recul sur d’autres formes d’automatisation qui soulagent les êtres humains de tâches répétitives, donc on a tous les moyens de se rendre vigilants. 

Face à l’avenir, on entend deux discours teintés d’apocalyptisme : l’un de droite, avec une nostalgie pour le passé – « c’était mieux avant » – ; l’autre de gauche, plus nouveau, teinté par la catastrophe environnementale. Ces discours sont-ils inédits ? 

Il ne faut pas sous-estimer la séduction de ce genre de discours. Lucien Febvre, fondateur avec Marc Bloch de la revue et de l’école historique des Annales, s’était intéressé au best-seller européen paru au lendemain de la Première Guerre mondiale qu’était Le Déclin de l’Occident, d’Oswald Spengler. Pourquoi un livre si désespérant a-t-il enthousiasmé les lecteurs ? Pourquoi aime-t-on tant se faire tirer vers l’abîme ? Un psychanalyste dirait : c’est une pulsion de mort. Par ailleurs, la mélancolie de gauche est aussi très puissante culturellement. Dans ma culture politique, j’ai lutté contre cette mélancolie. C’est un effort constant de ne pas sombrer dans le déclin. Tout nous pousse à dévaler cette pente. Il y a un devenir Finkielkraut contre lequel on devrait sincèrement lutter. Et reconnaissons que c’est un effort. Parce qu’il est vrai que certaines choses étaient mieux avant et qu’on les a perdues. Un certain rapport à l’espérance dans la démocratisation par la culture et l’émancipation par le savoir, par exemple. Je ne suis nullement nostalgique de l’Université d’avant. Parce qu’elle était mandarinale, autoritaire, masculine. Mais quelle précarité de l’emploi aujourd’hui et quel mépris des pouvoirs pour la transmission des savoirs ! Une des clés serait d’essayer de trouver une manière non réactionnaire de discriminer l’héritage. Comment va-t-on hériter du xxe siècle ? J’aime ce livre de Nathalie Quintane, Les Années 10. C’était il y a dix ans, peut-être le moment où l’on a finalement reconnu que le siècle dernier n’était pas le xixe siècle, mais le xxe siècle. Essayez de faire votre examen de conscience. Jusqu’à quelle date du xxie siècle avez-vous continué à penser au xixe siècle, quand on vous parlait du siècle dernier ? Moi, j’ai vécu une bonne partie de ma vie au xxe siècle. Voyez l’importance qu’il a eue dans nos cultures politiques. Pas une grande famille de pensée, du marxisme au libéralisme, qui n’en découle. Le xixe siècle s’est éloigné et n’est plus aujourd’hui qu’un pays étranger, ancré dans l’histoire. Moi, j’ai l’impression d’un contact direct avec le xixe siècle. C’est mon grand-père qui m’offre des livres de Victor Hugo. 

Comment discriminer cet héritage ? Notre rapport au temps se réagence autour de ce nouveau deuil. Il va falloir admettre qu’on a le droit d’avoir un rapport modérément nostalgique au passé, pourvu qu’il ne nous inspire pas de rancœur à l’égard de la jeunesse. Car, à la fin des fins, c’est à elle qu’il faudra se rendre redevable. J’ai choisi ce métier car il permet que des générations puissent entrer en conversation. L’histoire est un savoir un peu sottement cumulatif. Quand on prend de l’âge, parce qu’on a beaucoup lu, on sait des choses, inévitablement. Mais vient un moment où de très jeunes historiens voient des choses que je ne vois pas. C’est notre chance.

La prochaine décennie est-elle déjà écrite ? 

Non. Si l’on peut être sûr d’une chose, c’est que l’histoire ne nous fait pas la leçon. Elle est à la fois intelligible et indéchiffrable. Elle aiguise notre rapport au contemporain, mais il n’y a rien à déchiffrer qui soit écrit au ciel et qui définisse par avance ce qu’on va vivre. Avec l’Ukraine, on comprend qu’il n’est pas écrit que jamais plus on ne reverra la guerre. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & ÉRIC FOTTORINO

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