Le 1er septembre dernier, jour de la rentrée des classes en Russie, les élèves de terminale se sont vu remettre leurs nouveaux manuels. Parmi ceux-ci, celui d’histoire, désormais unique, rédigé par Vladimir Medinski, ministre de la Culture de 2012 à 2020, connu pour ses diatribes contre l’art contemporain et son révisionnisme historique, et par Anatoli Torkounov, recteur du MGIMO (Institut d’État des relations internationales de Moscou), le plus prestigieux des établissements supérieurs russes. La nouveauté du manuel réside en un long dernier chapitre sur l’« Opération militaire spéciale » lancée par la Russie le 24 février 2022. 

Ce chapitre s’ouvre sur une carte de la Fédération de Russie dans ses « nouvelles frontières », redessinées pour y inclure les régions de la Crimée, de Kherson, de Zaporijjia, de Louhansk et de Donetsk. Résumons son argumentaire. L’« Opération militaire spéciale » est une réponse défensive russe à la menace de « l’Occident collectif » et de « la junte ukrainienne qu’il a installée à Kiev ». « L’idée fixe de l’Occident collectif depuis le début des années 2000, lit-on, est de déstabiliser la Russie en trois étapes : un, le long de ses frontières ; deux, en l’entraînant dans une série de conflits ; et trois, avec pour but final de démembrer la Russie pour prendre le contrôle de ses richesses. » 

« Un récit viscéralement anti-occidental, ultranationaliste et conservateur qui exalte la puissance d’un État fort »

La « première torpille antirusse » envoyée par l’Occident, selon le manuel, fut « l’attaque de l’Ossétie du Sud par le régime géorgien proaméricain de Saakachvili » en 2008. La seconde, « le coup d’État sanglant de février 2014 contre le président légitime Ianoukovitch, chassé du pouvoir à Kiev par une junte militaire soutenue activement par l’Occident, dont le but était de faire de l’Ukraine un véritable bélier contre la Russie ». Dès lors, la résistance prorusse est écrasée par « les unités néonazies Azov et Aidar ». Seules deux régions, parce qu’elles reçoivent une « aide fraternelle » de la Russie, parviennent à résister à la junte : le Donbass et la Crimée, qui, en 2014, « retournent dans le giron de la Russie à l’issue d’un référendum au cours duquel 97 % des votants se sont prononcés favorablement ». Depuis cette date, l’Ukraine est sous la botte d’une « junte militaire néonazie ». 

On en vient ensuite à exposer aux élèves le « néonazisme ukrainien ». Il « n’est pas un avatar du national-socialisme allemand des années 1920-1940. C’est un phénomène nouveau : une violence déchaînée, linguistique, culturelle, nationale, d’une minorité contre la majorité […]. Car, jusqu’en 2014, 80 % des Ukrainiens étaient russophones. […] À partir du coup d’État de 2014, la culture russe a non seulement été interdite : elle est devenue “ennemie”, culture des “colonisateurs”, des “occupants”. Ceux qui “mènent le bal” aujourd’hui sont les Ukrainiens de l’Ouest qui essaient d’imposer par la force leur dialecte, leur vision du monde, leur version de l’histoire […]. Les manuels scolaires ukrainiens encensent les idéologues fascistes de l’UPA-OUN*, complices de Hitler. Les Bandera et compagnie sont promus au rang de héros. » Les buts de l’« Opération militaire spéciale » consistent dès lors à « ramener la paix en chassant la junte au pouvoir à Kiev […] et à résister à la pression de l’Occident collectif qui essaie d’étrangler la Russie ». 

« L’Opération militaire spéciale », conclut le manuel des écoliers, a « renforcé les rangs de la société russe autour de son gouvernement. […] Nos militaires, respectant scrupuleusement l’ordre catégorique de ne pas viser les quartiers d’habitation, se sont heurtés à une tactique inédite de la part de l’Otan. Les troupes ukrainiennes n’ont pas cherché à défendre leurs citoyens, pas protégé leurs villes. Au contraire, elles ont utilisé les civils comme des “boucliers humains”. Une telle tactique n’a jamais été utilisée par aucune armée dans l’histoire. Respectés élèves de terminale, vous êtes maintenant des adultes ! Tirez vous-mêmes la leçon de la “nouvelle tactique militaire” mise en œuvre par les néonazis ukrainiens ! »

Cette version officielle de la guerre russe en Ukraine, telle qu’elle est présentée dans le manuel scolaire unique à l’usage de la nouvelle génération appelée à s’engager dans les forces armées russes, s’inscrit dans le droit fil du grand récit national construit au cours des vingt dernières années par le régime poutinien. Ce récit fait de la victoire de l’URSS dans la « Grande Guerre patriotique » (contre l’Allemagne nazie, de 1941 à 1945) le fondement de l’identité nationale, et de l’antinazisme l’ADN du peuple russe. Un récit viscéralement anti-occidental, ultranationaliste et conservateur qui exalte la puissance d’un État fort mettant en œuvre, dans le sillage de la tradition slavophile du xixe siècle, l’idée d’une « voie russe » de développement fondée sur un ensemble de « valeurs spirituelles » face à un Occident agressif et décadent. Un récit centré sur la grandeur et la gloire militaire d’une « Russie éternelle » renaissante après l’effondrement de l’URSS – une Russie qui affiche fièrement sa mission libératrice depuis que « le peuple soviétique a libéré l’Europe de la peste brune ». Un récit qui n’admet aucune contestation pour servir les intérêts géopolitiques d’un régime dictatorial. 

« L’ukro-nazisme n’est pas moins une menace pour la paix et la Russie que le nazisme allemand ne l’était avec Hitler »

Dans cette construction idéologique, il est inconcevable que la Russie puisse perdre la guerre. L’avenir de l’Ukraine vaincue y est clairement défini : il s’apparente à celui de l’Allemagne nazie après sa défaite. Dans une « tribune » publiée le 4 avril 2022 par l’agence de presse officielle du Kremlin, RIA Novosti, l’idéologue Timofeï Sergueïtsev développe un plan glaçant de « dénazification de l’Ukraine ». « Aujourd’hui, y lit-on, la question de la dénazification de l’Ukraine est passée au plan pratique […]. La dénazification est un ensemble de mesures à l’égard de la masse nazie de la population, qui ne peut techniquement pas être directement poursuivie au nom des crimes de guerre […]. La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération […]. La particularité de l’Ukraine nazie est sa nature amorphe et ambivalente, qui permet de déguiser le nazisme en aspiration à “l’indépendance” […]. L’Occident collectif est lui-même le concepteur, la source et le sponsor du nazisme ukrainien […]. L’ukro-nazisme n’est pas moins une menace pour la paix et la Russie que le nazisme allemand ne l’était avec Hitler […]. Le nom “Ukraine” ne peut être retenu comme celui d’une formation étatique entièrement dénazifiée […]. La dénazification sera inévitablement une dé-ukrainisation et une dé-européanisation de ce territoire. »

On ne saurait être plus clair. Comme l’écrivait fort justement Oleg Orlov, le grand défenseur des droits de l’homme et militant historique de l’ONG Memorial, condamné le 27 février dernier à deux ans et demi d’incarcération dans une colonie pénitentiaire pour ses dénonciations répétées de l’agression russe contre l’Ukraine, la reconstruction impériale et la militarisation sont les deux piliers sur lesquels repose l’État russe postsoviétique. La reconstruction de l’État-Empire passe par la guerre et la militarisation du régime. Une même chaîne relie les deux guerres de Tchétchénie en 1994 et 1999 – la seconde a joué un rôle décisif dans l’accession de Poutine au pouvoir –, l’invasion russe de la Géorgie en 2008, l’intervention russe en Syrie à partir de 2013 – formidable terrain d’expérimentation des techniques de guerre totale et des crimes de guerre contre les populations civiles mises en œuvre depuis février 2022 en Ukraine – et la guerre contre l’Ukraine. 

La guerre est consubstantielle au régime poutinien. Seule la chute de ce régime pourra y mettre fin. 

 

Illustrations : No 389 – 23 mars 2022 – dessins du collectif PICTORIC (Oleksandr Shatokhin, Olga Shtonda, Romana Ruban, Oleg Gryshchenko)
Tandis que la Russie s’enlisait déjà dans la double guerre économique et militaire qu’elle venait d’ouvrir en Ukraine, le 1 analysait l’équilibre des forces en présence et s’interrogeait sur la marge de manœuvre dont disposaient les Européens, ressoudés au moins un temps par le conflit. L’hebdomadaire témoignait aussi de la façon dont des artistes ukrainiens se font les relais de la résistance nationale en publiant leurs œuvres.

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