La vague #MeToo
Temps de lecture : 6 minutes
J’entends parler de #MeToo pour la première fois en octobre 2017, lorsque sort la grande enquête du New York Times sur le producteur Harvey Weinstein. Je me souviens surtout de ce tweet de l’actrice Alyssa Milano, quelques jours plus tard, qui a tout déclenché : « Si toi aussi tu as été harcelée ou agressée sexuellement, réponds à ce tweet en écrivant : moi aussi. » Elle reprenait là un mot d’ordre lancé dix ans plus tôt par une travailleuse sociale afro-américaine, Tarana Burke. Je clique sur le hashtag, et je déroule des milliers de réponses. Je passe des journées et des nuits entières à lire ces témoignages – et à pleurer –, parce que j’ai sous les yeux la confirmation de ce que les féministes disent depuis longtemps : les violences faites aux femmes ne sont pas des expériences isolées, elles sont systémiques. On en a enfin la preuve concrète, et c’est bouleversant. Pendant des semaines entières, je lis les témoignages des actrices hollywoodiennes, mais aussi ceux des travailleuses agricoles mexicaines, qui sont parmi les premières à apporter leur soutien et à raconter leurs propres expériences, et ceux de milliers d’autres femmes, dans le monde entier.
« Les actions politiques n’ont pas été à la hauteur des enjeux, contrairement à ce qui avait été promis »
Mais si #MeToo est une vague mondiale – d’ailleurs en partie inspirée du mouvement Ni una menos (« Pas une de moins », en français) contre les violences faites aux femmes et les féminicides, qui a vu le jour en Amérique latine en 2015 –, le phénomène a aussi ses spécificités nationales. Je me souviens des premières réactions françaises à #MeToo et à sa déclinaison #Balancetonporc, quelques jours seulement après le début du phénomène aux États-Unis. Dans la matinale d’une grande radio, un homme célèbre prend la parole pour dire qu’il ne faut pas céder à la « délation ». C’est emblématique de la réaction d’une partie des élites politico-médiatiques françaises, qui sont immédiatement dans la méfiance par rapport à ces témoignages – qui pour la plupart ne citent d’ailleurs aucun nom – comme s’il leur fallait absolument se protéger. C’est décevant, mais pas étonnant. On se souvient des réactions à l’affaire DSK quelques années auparavant (« un troussage de domestique », « il n’y a pas mort d’homme »…). Entretenir ce flou entre la séduction et la violence, c’est très français ! L’historienne Éliane Viennot a d’ailleurs montré dans ses travaux combien la misogynie, souvent déguisée en galanterie, est constitutive des élites françaises, au moins depuis le xiiie siècle.
Ces premiers mois de l’après #MeToo sont donc, pour moi comme pour bien d’autres féministes, marqués à la fois par un sentiment d’exaltation et de gratitude envers toutes celles qui témoignent, mais aussi de colère face à l’incrédulité de beaucoup, et par la conscience, un peu décourageante, de tout le chemin qu’il reste à parcourir.
Sept ans plus tard, on a un peu avancé. Un mouvement social si massif a forcément des conséquences : la parole, et surtout, l’écoute sont un peu plus libérées. Certaines expressions comme « féminicides », « charge mentale » ou « stratégie de l’agresseur » sont utilisées couramment. Il y a un fourmillement de travaux artistiques, philosophiques ou militants, qui contribuent à éveiller les consciences féministes et à sensibiliser aux problématiques du mouvement.
« C’est un phénomène profond, mais qui n’est pas accompagné de mesures concrètes »
Tout cela est enthousiasmant, mais peu quantifiable. C’est ça, la grande difficulté d’un mouvement comme #MeToo : c’est un phénomène profond, qui agite beaucoup de cœurs, de relations, de familles ou d’entreprises, mais qui n’est pas accompagné de mesures concrètes. Les actions politiques n’ont pas été à la hauteur des enjeux, contrairement à ce qui avait été promis pour « la grande cause du quinquennat ».
Si le mouvement #MeToo existe encore, c’est parce qu’il est toujours nécessaire. Un séisme d’une telle envergure a forcément des répliques. Le hashtag revient encore régulièrement dans différents pays, différents milieux professionnels, différentes classes sociales… Je pense notamment au #MeTooInceste en 2021, ou au #MeTooGay au même moment, et aux innombrables enquêtes parues dans la presse. À chaque fois, les acteurs du secteur concerné tombent des nues : ils n’auraient pas pu croire cela, pas de la part de gens qui leur ressemblent ! Et à chaque fois, on mesure à quel point la société française est encore mal sensibilisée à la question – les sondages nous le montrent bien, environ 30 % de la population ne sait pas ou peu ce que #MeToo veut dire. À chaque fois, il nous faut donc reprendre à zéro le travail pédagogique, soutenir la parole des victimes, batailler avec celles et ceux qui veulent les faire taire, revenir sur les bases du consentement… Je m’inquiète d’ailleurs particulièrement de l’éducation des jeunes hommes, qui semblent avoir un rejet de plus en plus marqué de l’égalité.
Le principal chantier ouvert par #MeToo, et qu’il nous faut désormais mener à bien, reste la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. C’est d’abord une question d’éducation : pour beaucoup de gens, le viol est une affaire de sexe, et donc de vie privée. De la même manière que pour beaucoup, le consentement n’est pas une notion très claire.
« On sait exactement ce qu’il faudrait faire »
On pourrait avancer beaucoup plus vite sur ces questions si elles étaient soutenues par des politiques publiques fortes. Or, depuis toujours, ce sont les associations et les militantes qui, avec très peu de moyens, les défendent comme elles le peuvent. Pourtant, on sait exactement ce qu’il faudrait faire : appliquer un programme complet d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle dès le plus jeune âge et tout au long de la scolarité comme en Estonie ou en Suède, et une politique de lutte systématique contre les violences sexuelles, avec des centres d’accueil ouvert 24 heures sur 24, des soins spécialisés et accessibles, la formation de tous les professionnels en contact avec les victimes… comme en Espagne. Et on sait également exactement ce que cela coûterait : un milliard par an, selon les estimations du Haut Conseil pour l’égalité. Bien entendu, une société qui lutte vraiment contre les violences passe également forcément par des politiques économiques féministes : difficile de quitter un conjoint violent quand on gagne mal sa vie, comme c’est le cas dans une grande partie des professions féminisées. Revaloriser les salaires du secteur du care, tout ce travail qualifié d’« essentiel » pendant la pandémie, cela redonnerait à beaucoup de femmes une plus grande autonomie. Tout cela est possible, d’autres l’ont fait. Mais, pour l’heure, les gouvernants refusent toujours de tirer les leçons de #MeToo et d’admettre que les agresseurs ne sont pas des monstres isolés, mais bien monsieur Tout-le-Monde. En un mot, que les violences faites aux femmes sont systémiques. Tant que la classe politique refusera de voir la réalité en face, on continuera sur la même lancée : beaucoup de postures, mais peu de changements.
Conversation avec LOU HÉLIOT
Illustration : No 179 – 22 novembre 2017 – strip de Pénélope Bagieu
Alors que le monde était secoué par les répercussions de l’affaire Weinstein et assistait à l’émergence de la vague #MeToo, notre numéro « Délivrez-nous du mâle » invitait la dessinatrice Pénélope Bagieu, autrice des Culottées, à illustrer ce temps majeur du féminisme contemporain.
« L’Histoire n’est ni une maladie ni un criminel : elle ne récidive pas »
Patrick Boucheron
L’historien médiéviste Patrick Boucheron nous explique comment la décennie l’a confronté à la notion d’événements et nous dit comment historiens et journalistes peuvent nous aider à comprendre l’époque.
[10 × 1]
Robert Solé
À partir d’un certain âge, le passage d’une dizaine à une autre peut être déprimant, et même angoissant. Souffler ses 50 ou 60 bougies suscite alors ce qu’on appelle en bon français un birthday blues.