Je vais faire le lien avec le vote de dimanche, avec une extrême droite à 40 % et une Marine Le Pen qui avance vers l’Élysée : pour moi, les Gilets jaunes, c’est une occasion manquée pour la République, une occasion gâchée de guérir des blessures, de réparer des fractures. À la place, par son autorité, sa brutalité, sa surdité, le président de cette République a ravivé les blessures, a élargi la fracture.

Jusqu’alors, jusqu’à cet automne 2018, cette France se sent écrasée, mais elle se tait. Elle subit les fermetures d’usines, de postes, de maternités, mais en silence, presque, dans l’ombre, loin des caméras et des plateaux télé. Ça chuchote, ça maugrée. Si, cela s’exprime, et très clairement, et par les urnes, le 29 mai 2005 : 55 % des Français, mais 80 % des ouvriers, 71 % des employés, répondent « non », « non » à la « concurrence libre » et à la « libre circulation des capitaux et des marchandises ». Mais, là-haut, on fait comme si de rien n’était. On ne les entend pas, on ne veut pas les entendre.

« une occasion gâchée de guérir des blessures, de réparer des fractures. »

D’ailleurs, le 15 novembre 2018, deux jours avant le fameux samedi, je participe, à l’université de Lille, à une conférence sur la « démocratie participative », « le vote au jugement majoritaire », avec des gens très bien, de gauche, etc. Ça bruit dans le pays, déjà. Sur les pages Facebook. Je l’entends dans les vestiaires des clubs de foot. Macron, déjà, s’est fait asticoter dans les Ardennes, en Lorraine, sur le chemin de ses commémorations de la Grande Guerre. Mais à ce colloque d’hyperdiplômés, de super-politisés : pas un mot. Je suis le seul à citer les « Gilets jaunes », et dans l’assistance je vois les moues, limite du dégoût. C’est dire l’étanchéité des mondes : jusque-là, cette France n’existe pas.

Le matin du 17, à l’aube, dans la nuit encore, un ami, Didier, me conduit à moto, une Harley-Davidson, au Carrefour d’Amiens Nord. J’y vais avec une part d’inquiétude : comment je vais être accueilli ? Quelle sera la tonalité ? Parce que, à ce moment-là, dans les médias, c’est présenté comme un mouvement cryptofasciste. À peine sur le parking, descendu de moto, je me précipite vers un couple, la soixantaine, bonnet sur les oreilles, qui vient de garer son auto : « Vous êtes là pour quoi ? – Ah, nous, on ne vient pas que pour le gasoil. Mais les salaires, les loyers, y a plus rien qui va. » Ouf. Je respire. Et carnet en main, de rond-point en rond-point, ce ne sera que ça de la journée, des travailleurs handicapés, des mères célibataires, des travailleurs précaires. Toutes celles, tous ceux que j’interroge, depuis des décennies, qui murmurent à côté d’un frigo trop vide, qui haussent les épaules, qui subissent, qui concluent d’un « C’est comme ça », eh bien, aujourd’hui, ils sont là. C’est un miracle social, pour moi. Les invisibles qui se rendent visibles, avec leurs chasubles fluo. Les muets qui prennent la parole. Les isolés qui font du collectif, ensemble. Et surtout, surtout, les plus résignés qui sont traversés d’une espérance. Et qui a aussi réveillé mon espérance à moi : lors de mes campagnes, je répète que « mon ennemi, c’est bien sûr la finance, mais c’est surtout l’indifférence », eh bien, cette résignation, cet abattement était, sinon vaincu, du moins battu en brèche quelques semaines durant. Ça passerait, je le savais. Un éclair dans la nuit, et au présent déjà je le regardais avec nostalgie. D’où mon obsession d’en garder la trace, dans des vidéos, dans un livre, Ce pays que tu ne connais pas, dans un film, J’veux du soleil ! Car le pouvoir, lui, allait vouloir en effacer les traces.

J’en viens à l’occasion manquée, gâchée. Le mouvement des Gilets jaunes, c’est une crise, c’est-à-dire un moment de vérité, comme un voile qui se déchire. J’en ai dit les causes dans le temps long : le sentiment d’abandon, par l’État, par l’économie, et presque par l’histoire. Mais il y a une cause immédiate : Emmanuel Macron, sa politique, l’injustice, l’évidence de l’injustice, et même l’arrogance de l’injustice, avec l’ISF pour les « premiers de cordée » et les APL pour les « gens qui ne sont rien ». Ça ne touche plus seulement au porte-monnaie, mais à l’orgueil également : « Comment il peut nous traiter comme ça ! » Incarnation, tellement pure et parfaite, de l’élite qui les méprise, qui les piétine. Et avec comme cri de ralliement, tout du long : « Macron démission ! »

Et bizarrement, je le pense, c’était le moment d’une possible réconciliation. Avec le président de la République, et à travers lui, avec la République. Il aurait fallu, pour cela, des mesures, certes, de justice : prendre au sérieux, discuter, et non balayer, les revendications communes, la demande fiscale, « que les petits paient petit et que les gros paient gros », la demande sociale, « la TVA à 0 % sur les produits de première nécessité », la demande démocratique, « le référendum d’initiative citoyenne ». Mais il aurait fallu, surtout, de l’amour, de la tendresse, de l’affection. Qu’avec lui, Paris écoute le pays, tende la main à une France en souffrance. Que les Français en colère, en galère, se disent que là-haut, on les comprenait, qu’on les aimait. Mais, non : dans les discours, c’était sec, minéral, récité, peu humain, et avec des injures au milieu, « séditieux », « factieux », « peste brune », « honte ».

« C’est un miracle social, pour moi. Les invisibles qui se rendent visibles, avec leurs chasubles fluo. »

Et dans les actes, c’était pire : l’amour par la matraque ! La tendresse par le flash-ball ! Vingt-trois éborgnés, cinq mains arrachées, des centaines de crânes fendus, des milliers de condamnés : à la réponse politique, le chef de l’État a préféré la réponse policière. Sur les paisibles ronds-points, il a envoyé CRS et bulldozers, pour raser les cabanes, les tours Eiffel en palettes, les Arcs de Triomphe façon Brico Dépôt, La Liberté guidant le Peuple en mode facteur Cheval, les portraits de Marcel, les fresques à la gloire des GJ, tout un art populaire qui pouvait nous rendre fiers. C’est qu’il ne fallait pas seulement écraser cette révolte, il fallait en effacer les traces, que cette page d’histoire soit arrachée, ôtée de nos mémoires. Il a enterré jusqu’aux cahiers de doléances, interdits à la vue, soumis au « secret-Défense ». Il a opté, enfin, avec talent, avec une énergie qu’on ne lui dénie pas, pour le blabla du grand débat : s’écouter, plutôt que d’écouter.

Des choses ont changé, furent corrigées, grâce aux Gilets jaunes, je ne veux pas le nier. Une dizaine de milliards d’euros distribués aux bas salaires, via la prime d’activité. La taxe gasoil, la hausse de la CSG, abandonnées. La « start-up nation » écornée, le numérique partout, pour tout, battu en brèche, avec l’arrivée des maisons France Services, le retour à un peu (trop peu) de proximité. Et même, plus profondément, cette « France des bourgs » qui existe, qui n’est plus éclipsée, qui nourrit l’imaginaire, qui suscite des analyses universitaires, des débats à l’Assemblée ou à la télé, qui a droit à des (petits) budgets. Et qui, au passage, dans un mouvement de balancier, ne doit pas effacer la France des tours, des quartiers.

Certes.

Il n’empêche : Emmanuel Macron a cru gagner en éteignant le mouvement, en remettant le couvercle. Il a sans doute gagné du temps, mais nous y avons tous perdu.

Car sous le couvercle, le pire mijote. 

 

Conversation avec J.B.

 

Illustration : No 232 – 16 janvier 2019 – dessin d’Alice Meteignier.
Ébranlé par le mouvement des Gilets jaunes, l’exécutif lançait un Grand Débat national. À l’occasion de son ouverture, notre hebdomadaire s’interrogeait sur les façons dont les institutions et les politiques pourraient mieux prendre en compte les aspirations des citoyens.

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