L’Intelligence artificielle, l’IA comme on dit partout maintenant, tout le monde en a entendu parler, et tout le monde l’a bien identifiée comme révolutionnaire, que ce soit en suivant les actualités médiatico-business, ou en discutant avec ChatGPT, Claude ou Le Chat… mais l’IA, personne ne sait ce que c’est vraiment. Et pour cause, ce n’est pas la dénomination d’une forme d’intelligence, mais le nom de scène commercial d’une activité vieille comme l’informatique, qui consiste à développer des algorithmes pour calculer des fonctions subtiles. E,t avec des fonctions aux paramètres multiples, on peut aussi bien jouer aux échecs, reconnaître un cancer ou déchiffrer un manuscrit.

Pour quelque chose d’aussi universel, il est tentant de faire la comparaison avec l’électricité… Mais, avec l’électricité, on voyait de quoi il retournait – un câble, une ampoule, un courant mesurable, un électricien. Alors que l’IA, elle s’infiltre par surprise sur un terminal sans qu’on le sache ; à distance, elle se déguise et s’intègre au paysage, se fond avec la réalité et le virtuel. L’IA, tout le monde l’utilise et tout le monde la refaçonne, c’est le sujet de tous les usagers.

Ce n’est pas de la science, mais la science ne peut pas l’ignorer

L’IA, le sujet indéfinissable et dont tout le monde parle… Esquissons son portrait en paradoxales ombres chinoises.

L’IA n’est ni intelligente ni consciente – c’est une formule mathématique, une abstraction, elle n’est pas, donc elle ne pense pas. Pourtant, elle se perfectionne sans cesse, apprend à toute allure de ses erreurs et de ses succès. Comme nous, elle apprend par une combinaison de règles posées a priori (le savoir transmis par l’expert), d’expériences (le savoir empirique acquis par les exemples) et de calculs exploratoires (le savoir acquis par la réflexion). Et elle est créative ! Comment en douter depuis qu’AlphaGo a découvert des coups et des tactiques au jeu de go qui n’avaient été imaginés par aucun humain sur la planète ?

L’IA n’a pas vocation à nous remplacer, poser la question est même obscène ! Serions-nous des formules destinées à transformer des données ? Serions-nous des fonctions ?

L’IA, ce n’est pas une nouvelle version des humains en mieux… mais, à tout le moins, elle nous a prouvé que nous sommes bien moins bons que nous croyions, que ce soit pour jouer au go, ou pour composer un message rassurant. Tant mieux, il faut regarder ses failles en face pour savoir en triompher.

L’IA n’est pas votre amie : elle sert les pires projets du monde, aide les producteurs de pétrole, de SUV ou de burgers à continuer à empoisonner la planète par leur criminel négoce. Elle sert la désinformation et accumule les bourdes administratives – lisez Cathy O’Neil, lisez David Chavalarias ! Et pourtant, l’IA aide vos meilleurs projets aussi — examens médicaux in utero, chasse aux fraudeurs, permaculture…

L’IA ne résoudra pas nos grands problèmes, mais elle sera notre alliée face à eux si nous nous prenons en main. Elle aidera, sans aucun doute, à catalyser nos actions en nous proposant plus d’intelligence, mais son rayon c’est l’information et la connaissance, pas la chimie ou la physique. Elle peut nous guider dans nos trajets du quotidien, dans nos planifications urbaines ou nos choix de société, mais elle ne pourra agir à notre place. Toutes les IA du monde ne pourront rien pour nous tant que nous resterons sourds aux avertissements des experts du Giec sur le climat, des experts de l’IPBES sur l’état alarmant de la biodiversité, des experts du monde entier qui nous ont bien démontré notre addiction aux énergies fossiles, au brut, aux biocides, à la bagnole, au béton, à la bidoche – toutes ces activités qui nous tueront bien plus sûrement que Terminator ou Singularity, n’en déplaise aux marchands de terreur.

L’IA n’améliorera la société que si nous le lui demandons – par défaut, elle en renforcera les travers, augmentant les inégalités et renforçant les clichés, les stéréotypes, l’exploitation et la surveillance. L’IA libère et apporte en même temps de nouvelles dépendances et de nouveaux risques, selon une recette plusieurs fois millénaire. Le monde de l’IA moderne, ce sont aussi ces petites mains réduites en esclavage, au Kenya ou aux Philippines, qui pour quelques euros de la journée font les trois-huit en annotant des montagnes de données, dans une routine décérébrante et coloniale. Et ce sont aussi de nouvelles ségrégations de genre, à l’heure où les fonctions clés de l’IA – programmeur, patron – sont trustées à 90 % par des hommes.

L’IA, c’est développé au départ par les scientifiques et ingénieurs, ce n’est pas vraiment de la science… C’est encore un sujet expérimental en quête d’une théorie, et dont personne ne sait vraiment expliquer les performances impressionnantes. Ce n’est pas de la science, mais la science ne peut pas l’ignorer, quand l’IA propose de nouveaux matériaux, établit des diagnostics agricoles et même prédit la météo – le dernier coup d’éclat de DeepMind, dont les prévisions à moyen terme sont souvent meilleures et plus rapides que les équations de météorologie soigneusement assemblées par les scientifiques depuis 270 ans.

Finalement, la bonne question n’est pas : « Qu’est-ce que l’IA ? » mais : « Qui fait l’IA ? ». La réponse : une classe hétéroclite de datascientifiques, programmeurs, développeurs, patrons de jeunes pousses et de géants plus puissants que bien des États, avec ses héros et ses maudits, ses idéalistes et ses cyniques, ses humbles travailleurs et ses patrons narcissiques, toujours en lumière, qui attirent les milliards en prétendant, au choix, que l’IA va nous sauver, nous métamorphoser ou nous réduire en esclavage.

L’IA, c’est l’affaire de tous, car, pour paraphraser Oppenheimer, le développeur de la bombe atomique, il n’y a pas de mystères dans l’IA mais dans les intentions humaines. Je m’en souviendrai toujours, les premiers à m’avoir alerté sur le risque démocratique qu’entraîneraient les perfectionnements des algorithmes de texte et d’image, bien avant que l’on parle des travaux de Yann Le Cun sur les réseaux de neurones, ce n’était pas ma tutrice informaticienne future star internationale de l’IA, ni mes autres enseignants de sciences ni mes collègues chercheurs : c’étaient des étudiants des Arts déco, me donnant par anticipation la grande leçon qu’en matière d’IA, les remarques les plus pertinentes ne viennent pas forcément des techniciens et des mathématiciens, mais aussi parfois des philosophes, des humanistes et des artistes. 

 

Illustration : No 187 – 31 janvier 2018 – dessins signés par LE POISSON
Un numéro porté par une question : la place des robots demain dans notre quotidien.

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