Je ne pourrai jamais oublier la première réunion officielle à l’Élysée, le jeudi 12 mars 2020. Autour de la grande table, il y avait une partie du conseil scientifique nommé deux jours plus tôt et en face de nous, le président, le Premier ministre, les ministres de la Santé et de la Recherche… Je me souviens de ces mots d’Emmanuel Macron : « Je gérerai cette crise en m’appuyant sur la science et en essayant de protéger les plus fragiles. » Et de la préconisation que j’ai formulée au nom du conseil scientifique : « Il faut confiner le plus vite et le plus durement possible. » Un grand silence s’est fait, la tension était palpable. La situation était proprement inimaginable. Je pense que le président s’attendait à cette éventualité, pas forcément les autres participants, qui espéraient encore que la France échapperait au Covid. 

« La leçon que j’en tire, c’est que la France fait nation en étant une et indivisible »

Si l’on compare la situation qui a été la nôtre à celles qu’ont connues les États-Unis, la Grande-Bretagne et même l’Italie, la relation des scientifiques avec les décideurs politiques s’est globalement déroulée dans de bonnes conditions. La pression que nous avons vécue est venue, à partir de l’été 2020, de pseudoscientifiques et de médias, comme CNews, qui ont poussé à construire non pas de l’explication mais de la dispute, Didier Raoult étant l’un des symptômes de ce tumulte qui a envahi certains esprits.

Mais si l’on regarde les choses avec du recul, on peut estimer que notre pays a fait preuve d’une compréhension et d’une résilience admirables. Trois confinements, une vaccination généralisée, des libertés individuelles restreintes pour mieux protéger le collectif, des décisions pas faciles à expliquer d’autant que nous n’avions pas toutes les réponses, notamment sur les propriétés d’un vaccin inédit. 

À l’automne 2020, nous nous sommes interrogés, moi le premier, pour savoir s’il ne fallait pas prendre des mesures différenciées, confiner les plus âgés afin de permettre aux plus jeunes de poursuivre leurs activités, comprenant que cette situation leur était extrêmement difficile. Quand j’ai émis cette hypothèse, j’ai été vivement critiqué au nom de la liberté par une intelligentsia plutôt « rive gauche ». Le politique a tranché pour un confinement pour tout le monde dans les mêmes conditions. Et, chaque fois que nous avons préconisé des mesures différenciées, par exemple par région, nous nous sommes vu opposer un refus systématique. La leçon que j’en tire, c’est que la France fait nation en étant une et indivisible.

En même temps, les géographes, les anthropologues et les économistes nous disent qu’il y a une trentaine de zones en France où s’accumulent la précarité, les difficultés scolaires et d’accès à la santé. Comment maintenir un système égalitaire dans ces conditions ? Ne faut-il pas aller vers l’équité, c’est-à-dire mettre la majorité des moyens là où il y en a le plus besoin ? Les politiques ont beaucoup de mal à construire des stratégies de moyen et de long terme qui iraient dans ce sens.

« Les démocraties européennes nous ont permis de vivre avec le virus en restreignant nos libertés sur un temps limité »

Nous n’avons pas à rougir de notre gestion de la pandémie. Un seul chiffre : la France a perdu, du fait du Covid, trois mois d’espérance de vie, c’est un peu plus en Allemagne, en Angleterre, en Italie. Aux États-Unis, le pays de l’innovation vaccinale mais également des fortes inégalités dans l’accès aux soins, la baisse de l’espérance de vie tourne autour de 2,5 années. Les démocraties européennes nous ont permis de vivre avec le virus en restreignant nos libertés sur une période limitée. Et même des pays comme la Suède, qui n’ont pas confiné au départ, ont été rattrapés par la vague de la pandémie et ont observé le même type de mesures.

Dans une pandémie, la notion clé, c’est la confiance. Si j’ai des regrets à exprimer, c’est que notre processus de décision, et surtout d’explication de ces décisions, ait suivi un modèle top-down, du sommet vers la base, ce que les gens supportent de moins en moins, à l’heure de la coconstruction. Nous aurions dû consacrer un peu plus de temps à l’explication – qu’est-ce que c’est que trois minutes dans un discours ? Les grandes décisions ont été prises au Conseil de défense, ce qui n’a pas permis d’assez impliquer le Parlement à partir de fin 2020. Nous avions proposé de créer un Comité citoyen national qui aurait accompagné la mise en musique des décisions, cela n’a pas été accepté. Et pourtant, la démocratie en santé, c’est aussi une question d’efficacité. Il faut se souvenir qu’à l’époque du sida, les associations ont conquis le droit d’être associées à la lutte contre le VIH, aux côtés des scientifiques et des médecins. Finalement, des comités citoyens ont vu le jour dans quelques grandes villes.

L’autre regret concerne l’accompagnement de nos disparus, dans les Ehpad principalement. C’était une situation très difficile. Il y a eu 28 000 décès dans les maisons de retraite pendant les premiers mois malgré un confinement très strict, les projections nous indiquaient un risque de 150 000 décès. Au moment du déconfinement, n’avons-nous pas perdu un peu de notre humanité au nom de la santé ? Cela n’a pas empêché certains responsables de gérer les choses avec un peu de souplesse.

« Depuis le printemps 2020, nous savons que l’improbable n’est pas impossible »

Est-on mieux armé aujourd’hui ? Sur l’organisation de la recherche clinique, sans doute, avec l’élargissement des fonctions de l’ANRS, l’agence qui coordonne les recherches sur les maladies infectieuses émergentes. L’autre grand progrès, c’est la montée en puissance de la science des projections, ces mathématiciens qui ont travaillé avec les épidémiologistes et permis de piloter la crise au jour le jour. L’intelligence artificielle devrait être d’un grand apport dans les années qui viennent. 

Je ne suis pas certain pour autant que nous soyons mieux armés. Il est impératif que nous consacrions plus d’argent à la recherche fondamentale et que nous nous obligions à travailler sur les scénarios les plus noirs, par exemple un virus qui toucherait les enfants et les nourrissons. Ces hypothèses sont terrifiantes, proprement inimaginables, mais depuis le printemps 2020, nous savons que l’improbable n’est pas impossible.  

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

Illustration : No 288 – 18 mars 2020 – dessin de une par Jérémie Fischer
Dans un pays tout juste confiné, le 1 tentait d’analyser la transformation profonde que le Covid-19 allait produire sur notre société. En croisant les perspectives d’économistes, de politistes, mais aussi d’écrivains, notre hebdomadaire posait cette question : comment penser la mondialisation après la pandémie ?

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