Écrire une chanson, c’est se tirer les cartes à soi-même. Les paroles ont beau venir de nous, il s’y cache quelque chose d’en avance sur soi qu’on ne découvre que plus tard. Ce n’est que lorsque les gens m’ont parlé des disques que j’ai réalisé combien le thème du départ était présent, depuis le début du groupe. Dans le deuxième album, la chanson « Le Départ » adapte en partie le poème d’Éluard « L’Aventure » : « Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues / C’est l’instant échappé aux processions du temps. » Il est tiré d’un recueil intitulé Les Mains libres dans lequel chaque texte est accompagné d’un dessin de Man Ray. En regard de ce poème, l’artiste a représenté une caryatide qui ne soutient plus aucun linteau. C’est une belle image de l’aventure : cet instant où l’on prend forcément un risque pour faire un pas en avant. Dans « À l’aube », on retrouve encore une figure de l’arrachement, de l’inexorable mouvement de la vie qui nous éloigne des êtres chers qu’on a parfois encore envie d’aimer. Pourquoi ce thème parcourt tant mes textes ? Je crois que c’est une allégorie du travail créatif. À chaque fois que nous faisons une chanson, nous voulons éviter de nous répéter, nous quittons donc un endroit qu’on connaît bien, qu’on a fait fleurir et qu’on sait être aimé, pour aller vers un ailleurs, une sorte de terre promise. On ne sait jamais ce qui nous attend. Il faut donc avoir un tempérament aventureux, mais également croire que là où l’on va pourra être tout aussi riche.

Comme les navigateurs, d’une certaine façon, nous nous retrouvons face à la matière, et celle-ci rend humble parce qu’on ne peut pas la forcer. Le bloc de pierre auquel on veut donner une forme nous oblige à suivre son sillon naturel. À quel moment décide-t-on de suivre cet accident, de lutter, ou encore de s’abandonner ? On peut incliner la voile pour aller dans un certain sens, mais on ne pourra jamais aller contre le vent. La dernière phrase de ce nouveau disque symbolise tout cela : « Là-bas, espère ce qui t’attend / C’est sous l’hiver que couve le printemps. » C’est une idée de l’exode assez optimiste, mais cela signifie aussi qu’on va traverser l’effort. C’est parce qu’on traverse l’hiver que le printemps est si beau.

Les mots que nous adressons à l’auditeur, nous nous les adressons d’abord à nous-mêmes. Ce sont des pense-bêtes. Une manière antimoderne, mais tellement malicieuse, de parler d’évasion pourrait être d’exhorter à habiter le présent. Aujourd’hui, le meilleur moyen de partir, c’est de s’ancrer. Tout est fluide, liquide, on a peu de prise sur les choses. Si on continue à courir vers l’avant, on ira sans fin. Peut-être que la seule chose que l’on puisse faire, c’est poser un caillou au milieu du fleuve. Le titre de l’album, Palais d’argile, s’est imposé une fois le disque fini, car on a senti qu’il était habité par quelque chose de minéral. Le groupe lui-même vit dans ces sollicitations, cette course effrénée, c’est pourquoi nous sommes partis à l’été 2019 nous isoler dans les Cévennes pour essayer d’être attentifs au présent, le ressentir, le contempler. La musique et plus particulièrement la scène sont propices à cet état de grâce où l’on est à la fois extrêmement présent au monde alors même qu’on est en train de s’abandonner.

Il est une autre notion qui pourrait également paraître antimoderne et qui pour moi est une forme d’évasion, c’est la rigueur. Dans un monde où l’on s’imagine que partir à l’aventure c’est se laisser aller à ses instincts et à ses plaisirs, je trouve qu’une aventure encore plus haute, c’est de ne pas y céder, en tout cas pas toujours. Le meilleur moyen de faire diversion – car le cœur, le moteur de l’évasion, c’est de faire diversion, notamment à soi-même – c’est paradoxalement de s’imposer une discipline. Je me retrouve dans cette idée de déjouer la carte postale de l’évasion par une sorte de retournement des valeurs.

On pourrait me rétorquer que c’est contradictoire avec le titre de la dernière chanson : « Laissons filer ». C’est parce que tout est en tension. Rester en tension, c’est cela aussi faire le jeu de l’évasion. Dans « Écran total », j’écris « Sur quel pied danser ? » Cette formule résume cet état, inconfortable par définition, dans lequel on doit tenir pour rester alerte. Notre monde cherche comme une obsession une sorte de bien-être total, de complétude parfaite, il faut au contraire accepter le fait qu’on ne pourra pas tout dénouer, et c’est tant mieux ! Cette tension permet de préserver le doute qu’on peut avoir vis-à-vis de soi-même. Un doute que nous avons assumé de mettre en scène dans cet album plutôt que de tenter d’apporter des réponses. Cela va contre l’idée première d’évasion, liée à une forme de décontraction, d’un ailleurs dans lequel on serait dans un état de quiétude et d’aménité – de vacances.

De même, l’évasion est souvent pensée au singulier, dans la solitude. Nous vivons nous, depuis dix ans, l’expérience du collectif. Nous avons observé un retournement après le confinement, une curiosité nouvelle pour les entreprises collectives alors que pendant des années le fait d’être un groupe soulevait plutôt un a priori négatif. Les gens, qui se sont trouvés isolés, atomisés, semblent avoir davantage pris conscience de l’importance du collectif. C’est aussi ce que désigne le titre de l’album : Palais d’argile. On ne construit pas un palais sans corps de métier qui décident de s’entendre et qui ont un idéal commun. Nous expérimentons, à une infime échelle, à cinq, ce qu’est la démocratie. Je suis assez inquiet de l’état de la démocratie dans notre pays, car l’idéal républicain ne semble pas être très partagé. Or, vivre en démocratie demande de sacrés efforts. Pour pouvoir les fournir, il faut croire que ce que l’on construit ensemble vaut mieux que ce que l’on ferait séparément. Notre proposition du collectif est donc peut-être ici encore une formule d’évasion.

Autre tension, autre équilibre à trouver, celui qui porte sur le contenu d’une chanson, son sens. J’écris les paroles seul, mais nous nous y retrouvons tous les cinq. Ce n’est pas que de la chance, je cultive le fait que ces textes soient une forme de regard, d’index pointé sur les situations, mais qu’ils ne donnent pas de morale à la fin de la fable. Chacun doit porter la chanson, la raconter. Ce n’est possible que parce que les textes sont suffisamment ouverts pour cela. Il faut trouver l’équilibre entre le dessin d’un paysage assez clair pour que celui qui y vienne ait envie de s’y promener, mais assez ouvert pour qu’il puisse compléter le dessin lui-même. Pour qu’une énigme suscite l’étincelle qui donne envie de la résoudre, il ne faut pas qu’elle soit indéchiffrable, sinon ce n’est plus une invitation. Les grands chanteurs que j’aime, qui m’inspirent, comme Bashung par exemple, ont cette amertume. Je lie ce sens de l’énigme à la bonne amertume, celle de l’orange amère et du café, où réside quelque chose d’abrupt qui vous donne envie de laisser tomber et en même temps une touche un peu obsédante qui vous donne envie d’y revenir. C’est la poésie qui permet cela, parce qu’elle est un espace libre, un terrain d’accueil.

Pour la première fois dans le disque, parce qu’on a senti des urgences, on a voulu dire des choses plus clairement, plus directement qu’avant. La chanson « La Mer » est un constat assez clair de ce qu’on pense des migrations en Europe. Mais nous avons été attentifs à ne jamais être ni donneurs de leçons, ni opportunistes, ni obscènes.

J’ai beau me sentir très démuni face à la course du monde et à mon engagement sur terre, je me dis que j’ai la chance de faire des chansons qui sont un moyen de faire vibrer les cordes de l’âme humaine, des cordes qui ne sont pas celles de l’esprit, de la raison, mais qui peuvent également provoquer une réaction, ébranler quelque chose dans la chair. C’est peut-être une manière lâche de se rassurer sur notre part d’action dans ce monde, mais lorsque l’on fait des concerts, on a le privilège d’observer très concrètement dans une même salle des gens d’opinions, d’âges et de couleurs divers réunis autour un moment de joie partagée.

C’est vrai que je suis assez inquiet sur le sens de la marche du monde, en particulier de l’Occident. Mais je m’efforce du plus profond de moi-même de mettre tous mes espoirs, toute ma bonté dans mes chansons en espérant qu’elles soient vraiment un lieu de partage, un véhicule aux portes ouvertes pour que chacun puisse l’emprunter. Dans cette période si délicate, ma parole politique, la seule que je trouve légitime, c’est celle que je mets dans mes chansons. C’est là que se trouve tout mon optimisme, tout ce en quoi je veux croire, c’est ma boussole, mon espoir, mon radeau. 

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