« Emmenez-moi au bout de la terre » : cette chanson d’Aznavour m’embarque. Elle me rappelle le jour où j’ai largué les amarres lors de mon premier Vendée Globe, le 3 novembre 1996 aux Sables-d’Olonne. J’avais l’enthousiasme d’une enfant qui joue aux pirates, aux corsaires, et qui s’écrie : « Je pars faire le tour du monde ! »

Sur ce premier Vendée Globe qui a duré cent quarante jours, j’avais parfois le sentiment que j’en avais pris pour perpétuité sans voir la terre. L’eau défilait sous ma coque et j’avais l’impression de ne pas avancer. Pour m’évader de cette mer qui m’impressionnait dans les tempêtes et m’échapper de mon bateau, j’écoutais de la musique. Je contemplais aussi les reproductions de Van Gogh et de Gauguin que j’avais scotchées dans le bateau. Les harmonies de couleur de leurs tableaux m’apportaient de l’énergie. J’ai surtout lu vingt livres ! Isabelle Autissier m’avait offert Le Vagabond des étoiles. Ce roman de Jack London raconte l’histoire d’un prisonnier qui passe des jours entiers enfermé, vêtu d’une camisole de force, et qui apprend progressivement à s’évader dans sa tête en s’appuyant sur la puissance de l’imaginaire. C’était très étrange, car j’étais à l’opposé de la situation de ce personnage, je naviguais dans ces derniers espaces dits de liberté, mais parfois je me sentais presque emprisonnée.

Il y a aussi eu des moments délicieux où, descendant l’Atlantique Sud par des nuits étoilées, allongée dans le cockpit, en parfaite harmonie avec le bateau, je plongeais le regard dans le ciel, prenant conscience de faire partie d’un Tout immense et magnifique. Je comprenais le mouvement prodigieux de la voûte céleste. Quand on navigue, on avance au rythme des anticyclones et des dépressions, on s’accorde avec le pouls de la planète. C’est une expérience incroyable de vivre avec le temps qu’il fait et plus avec le temps qu’il est.

De tous ces instants magiques ou périlleux, on ressort avec des leçons de vie. Tout d’abord, on apprend qu’on ne lutte pas avec les éléments. On compose avec. Cette notion du « composer avec » est valable aussi bien dans notre façon de vivre avec notre entourage au quotidien que lorsqu’on parle d’adaptation au changement climatique. Par exemple, il faut accepter que l’eau va monter et inonder certains territoires. À certains endroits, il faudra peut-être ériger des digues, mais ailleurs il faudra se résigner à cette immersion parce que la mer sera toujours plus forte.

Ensuite, on prend confiance en notre capacité à trouver des solutions. Quand on est seul face à des situations extrêmes, par exemple lorsqu’un élément vital du bateau comme un safran est cassé, on n’a pas d’autre choix que de le réparer parce qu’il en va de la sécurité du bateau et donc de notre propre sécurité. Au début, on pleure, on songe à l’abandon, et, finalement, on se redresse, on prend le temps – en mettant parfois la course de côté – et on trouve la solution. Depuis, j’ai à cœur d’être du côté de la proposition. Il est toujours nécessaire de dénoncer et il y a des gens qui font ça très bien. Mais, en fin de compte, moi, je sais mieux montrer le positif et valoriser ce qui est fait de bien. Cela a une vertu d’exemplarité, d’inspiration.

Quand on travaille sur les sujets de l’environnement et de l’écologie, on avance tous dans des enceintes thématiques spécifiques. Or, on s’aperçoit que les choses sont toujours plus complexes que la simplification qu’on en fait et qu’il ne faut pas être trop dogmatique. Je revendique, ici encore, mon recul du large, car je trouve qu’il me donne une vision plus systémique des sujets. Par exemple, sur la problématique des déchets en mer, certains vont se précipiter pour construire des bateaux afin de les ramasser en plein milieu de l’Atlantique. Ce n’est pas idiot, mais on voit bien que sur ce sujet, étant donné que 80 % des déchets viennent de la terre, il faut remonter le problème jusqu’à la production des objets, s’intéresser aux matériaux en amont, aux zones d’accumulation dans les rivières… et agir sur tout le chemin qui mène à la mer.

L’autre grande leçon que j’expérimente au quotidien – jusque dans mon mandat de députée européenne – est celle de l’intelligence et de la puissance du collectif. Il ne faut pas croire qu’une course est une aventure en solitaire. C’est quelque chose qu’on expérimente bien avant d’être en situation de détresse. Jusqu’aux dernières secondes avant le départ, l’équipe qui a mis le bateau au point est à bord. Sans elle, il n’y aurait aucune aventure possible. C’est de ces expériences que je tiens ma conviction que l’homme est capable de réaliser des choses bien plus grandes que lui, des choses qui paraissent utopiques, à condition d’entreprendre et de persévérer.

C’est ainsi que j’ai cofondé en 2014 la plateforme Océan et Climat, en espérant faire entrer l’océan dans la COP21. En 2015, on a obtenu l’insertion du mot « océan » dans l’accord de Paris. J’ai depuis lancé, le 8 juin 2018, avec deux personnes formidables – une océanographe et le président de l’Institut français de la mer – un appel pour que l’océan soit reconnu comme un bien commun de l’humanité au niveau des Nations unies. Qu’il demeure toujours un espace d’évasion. C’est très ambitieux mais j’y crois parce que je crois à cette puissance du collectif ! 

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