Rien ne me fait plus songer à la mer que la musique, sans paroles, et réciproquement. En voilier, on ne sait jamais vraiment depuis combien de temps on est parti. Alors on peut se permettre de déconnecter, et dès qu’on s’éloigne un peu des côtes, on se retrouve rapidement seul. Et cette solitude offre un cadre idéal pour écouter de la musique. La mer, cet élément tantôt charmant, inquiétant, romantique ou violent, est aussi surprenante que la musique. Dans « Solidaritude », j’écrivais : « La musique est un mystère / Qui me prend comme la mer. » Elle vous caresse, vous bouscule, vous transporte. Elle n’est pas le lieu du silence, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Sur un bateau, il n’y a jamais de silence. Il peut même y avoir un véritable vacarme dans certaines circonstances, quand le vent atteint la force six, que le voilier craque et qu’il faut être attentif aux sons du bateau, à la note du vent. Dans les haubans, on croit reconnaître de la flûte traversière, c’est le vent qui joue. Mais la mer est une musique sans paroles, qu’on finit par meubler avec nos propres chants. Mozart disait que la musique, c’est le silence entre les notes. La mer, c’est aussi cette musique, parfois imperceptible mais essentielle.

L’écriture elle-même, que ce soit celle d’une nouvelle ou d’une chanson, est une navigation en solitaire. Du moins au début. Car ensuite, il faut réunir un équipage, pour lui donner de la chair, de l’harmonie, accueillir les vents contraires comme les vents favorables. La musique comme la voile sont des voyages incertains. Quand j’habitais à Saint-Malo et que je prenais mon bateau vers Kinsale, en Irlande, je poussais un ouf de soulagement après avoir dépassé les îles Scilly, un archipel au large de la Cornouaille : cela voulait dire que j’avais passé la Manche, et avec elle les supertankers qui menacent les voiliers. Alors la discipline de la navigation pouvait accueillir la rêverie. En musique, c’est pareil, on ne sait pas si on arrivera, ni quand on arrivera. On écrit une chanson en partant d’une image, d’un bout de mélodie, sans savoir encore si c’est un refrain ou une phrase. Je ne suis pas de ceux qui se disent : « Je veux écrire sur tel sujet. » Alors je laisse ces mélodies vivre en moi, parfois plusieurs années, avant que ne surgissent un thème, un sentiment. Les voyages sont pareils. Dans « Voyageur », je dis : « Pas moi qui ai fait les voyages / C’est les voyages qui m’ont fait. »

Dans les titres de mes chansons, pratiquement toutes les villes sont des ports : San Salvador, Saïgon, New York, Kingston… Il y a des ports qu’on quitte, comme Lisbonne, et d’autres où on arrive, comme Marseille. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi que je les vis. J’aime ces ports, j’aime leur ambiance, leur vitalité. Mais j’aime aussi m’enfoncer plus loin dans les terres, quitter les côtes pour aller à la découverte des gens, des cultures. La musique m’a permis de connaître cette aventure. Car c’est elle qui m’a poussé à découvrir les rythmes d’ailleurs, à apprendre à jouer la salsa, la bossa-nova, le reggae auprès de ceux qui les avaient inventés. La musique est encore le meilleur moyen d’apprendre à connaître le ferment d’un peuple, l’histoire sensible d’une civilisation.

À 20 ans, je suis parti sur les routes, sur les océans, grâce à l’art des autres, au film Orfeu Negro de Marcel Camus, aux escapades de Jack London, aux romans de Jorge Amado et de Gabriel García Márquez. Je goûtais peu au rock’n’roll à l’époque, et j’avais découvert la bossa-nova sur les ondes, avec le « Desafinado » de João Gilberto. Plus tard, j’ai mis en musique La Prose du Transsibérien de Cendrars, j’ai chanté ses vers : « Quand tu aimes, il faut partir. » Les vrais voyageurs font rarement des allers-retours. Ils préfèrent aller à la rencontre du mystère. Car le mystère est là-bas, dans les jungles, dans les déserts, et dans l’eau bien sûr. La figure de la sirène mangeuse d’hommes me fascine depuis longtemps, cette figure de femme qu’on retrouve chez la Lorelei germanique ou la Yemanjá brésilienne. Elles invitent au frisson, à l’évasion. Cendrars avait aussi cette phrase : « Qu’importe si j’ai pris ce train, puisque je l’ai fait prendre à des milliers de gens. » Il touche là à la puissance de l’art, aux images qu’on peut susciter chez les autres. Dans mon prochain album, que je viens de finir, j’ai une chanson sur le voyage que je commence ainsi : « Il y a ceux que l’on fait et ceux qu’on imagine, ratés ou merveilleux… » Beaucoup de chansons dans ma vie m’ont fait voyager, comme « La Mémoire et la Mer » de Léo Ferré, chanson très mystérieuse, les refrains marins de Mac Orlan, comme « Ça n’a pas d’importance »…

Bien sûr, j’ai dû, comme tout le monde, cesser les voyages au cours de l’année écoulée. J’avais eu la chance, juste avant le début de la pandémie, de passer trois mois à Buenos Aires, d’y écrire les premières chansons de l’album, de sillonner les quartiers de cette ville immense – on ne connaît jamais une ville qu’à pied. Quand le confinement a commencé, j’ai continué à écrire, des chansons, des nouvelles. Mais le collectif était absent, les séances d’enregistrement, la confrontation avec les autres. Sans oublier la scène, qui est comme un radeau au milieu d’une marée humaine, petit esquif ou grand voilier symphonique. J’ai hâte à présent d’y remonter. De repartir à l’aventure. 

 

Conversation avec JULIEN BISSON 

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