La chanson est-elle un moyen de s’évader ou de se raconter ?
Elle est capable de faire les deux. La chanson est un support qui permet de se projeter, comme un appui sonore pour accompagner certains états. Dans la tristesse, par exemple, la musique peut servir de support d’accueil qui vient transcender, sublimer notre chagrin. Pour certaines personnes qui ont parfois du mal à exprimer leurs émotions ou à s’y connecter, la chanson offre un lieu rassurant qui provoque ou autorise des larmes, qu’il est sans doute alors plus facile d’accepter. Mais elle peut aussi mettre à distance ces mêmes émotions : en écoutant une chanson triste, on se projette dans l’histoire d’un autre, on rajoute une couche entre le réel et soi, qui rend notre douleur supportable. Certaines chansons sont même si dramatiques qu’elles en deviennent comiques, comme « Je suis heureuse » d’Alice Sapritch ou « Demain tu te maries » de Patricia Carli ! La chanson est d’ailleurs également capable de nous faire passer d’un état à un autre, par la simple grâce du rythme, de cette pulsion de vie qui permet d’éloigner la mélancolie.
Pourquoi les chansons sont-elles si importantes dans nos vies intimes ?
La chanson se différencie d’autres supports artistiques, car il n’y a aucun effort à faire pour la recevoir, ce qui n’est pas le cas du cinéma ou de la lecture. Dans mon émission, je demande chaque semaine à mes invités de réfléchir à leurs rapports avec des œuvres culturelles, et la musique est généralement celle sur laquelle ils ont le moins à dire. Parce qu’elle s’intellectualise peu, elle se ressent, se vit dans le corps, de façon organique. On a pu le constater avec l’absence de concerts depuis un an et demi : le son se ressent différemment selon que vous êtes chez vous ou devant une scène, au bureau ou au volant d’une voiture. À chaque fois, c’est une expérience corporelle différente.
Comment expliquez-vous qu’aux grands événements de nos vies soient si souvent liées des chansons ?
Les neurologues auront peut-être des réponses plus étoffées que moi à fournir. Mais cette capacité est semblable pour moi aux réminiscences qu’un parfum peut provoquer : si une chanson est associée à une personne, un lieu ou un événement, elle les convoquera à chaque fois qu’on sera amené à la réécouter, que ce soit agréable ou non – songez aux chansons liées aux chagrins d’amour. Et j’y vois là un lien avec le caractère proprement physique de ces sons, cette immédiateté qui leur permet de s’inscrire profondément en nous.
Cette inscription se fait-elle tout au long de nos vies ?
Un de mes amis se demandait récemment si nous ne restions pas bloqués, musicalement, à un certain âge. Si, pour schématiser, les chansons préférées de nos vies ne restaient pas celles de notre adolescence. Je crois qu’il a raison. Non pas que nous soyons incapables de nous intéresser à d’autres chansons en vieillissant, mais nous gardons en nous les chansons de notre jeunesse, terriblement ancrées car associées à des événements qui nous ont bouleversés. J’ai le sentiment qu’en gagnant en âge, nous perdons peut-être la puissance de cette association.
Pourquoi ?
Sans doute parce que l’adolescence est un temps de notre vie plus lyrique, plus romantique, et que la confrontation parfois brutale avec le réel nous ramène à une autre approche, plus détachée, de l’existence. La jeunesse est un moment de grande cristallisation, où on peut écouter en boucle la même chanson en pensant à l’être aimé, inaccessible ou regretté. C’est une période de la vie où l’on accueille le spleen, avec souvent des chansons très précises en bande-son.
Quelle est la gamme d’émotions qu’une chanson peut susciter ?
La mélancolie, c’est une évidence. La chanson française a pour elle un panthéon mélancolique regroupant William Sheller, Léo Ferré et Barbara, que je ne me lasse pas d’écouter. Mais la chanson peut en réalité être le support de toute la gamme des émotions possibles, servir aussi bien la joie, la puissance ou l’élan vital. Elle permet même d’exprimer quelque chose qui est déjà au fond de nous et que nous n’explorons jamais. Quand j’écoute Prodigy, il m’arrive d’avoir des envies de meurtre. Et c’est intéressant, cela m’apprend qu’il y a une rage, une brutalité en moi qui trouve là le moyen de s’exprimer.
Revenons à l’évasion par la musique : chaque culture musicale porte-t-elle des émotions propres ?
Il ne faut pas forcément généraliser, il y a toujours des exceptions. Mais il est sûr que la bossa-nova exhale pour moi la saudade, cette mélancolie douce, lancinante. La musique des Balkans, elle, tient de la lamentation – il y a d’ailleurs des rythmes voisins entre la musique tsigane et le klezmer des Juifs ashkénazes, qui instillent l’idée qu’on va combattre le tragique en chantant et dansant jusqu’à l’aube. À l’opposé, les rythmes latins confèrent de l’énergie, un élan vital qui cherche à provoquer la joie. Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi comme générique de mon émission le « Right On » de Ray Barretto comme le plus pur remède à la mélancolie ! C’est comme si la culture d’un peuple avait été distillée dans la façon de rythmer ses mélodies. En France, la musique de la langue est plus mesurée, et nous sommes les héritiers de Piaf, Fréhel, d’un rapport direct à la misère, à la mort et à la finitude.
Cette finitude a hanté l’année et demie écoulée. Quel rôle a joué la musique dans cette période particulière ?
Je ne sais pas si on a beaucoup plus écouté de chansons tristes ou joyeuses en raison de la pandémie. Je ne l’ai pas observé en tout cas chez mes invités. Mais il est évident qu’on a continué à chercher dans la musique un recours contre les moments de déprime. Debussy apaise les crises d’angoisse. Le titre « Deceptacon » du groupe Le Tigre est un antidote au vague à l’âme. Moi-même, quand je veux chasser le spleaen, j’écoute « Cannibal Babies » de Geneva Jacuzzi, ou je pars faire un jogging en écoutant la B.O. composée par Goblin pour Ténèbres de Dario Argento. Dans la médecine chinoise, on pense même que certains sons peuvent guérir en pénétrant certains organes – on revient là à la dimension proprement corporelle de la musique.
Quelles chansons pourraient naître de l’époque que nous traversons ?
Je crains que ce ne soient des chansons mélancoliques et désabusées, qui flirtent avec le nihilisme. Le rap se teinte de plus en plus souvent d’une tristesse nouvelle, comme chez Dinos, qui tire vers le gothique. Comme si l’époque versait dans la désillusion, le pessimisme, l’inquiétude. Mais je crois aux contre-réactions, à une conjuration carnavalesque, qui pourrait passer par le son.
La musique serait alors davantage une expérience individuelle que collective ?
L’expérience de la musique partagée est l’une des plus puissantes qu’on puisse connaître, et vient tout droit des cérémonies tribales, avec cette possibilité de la transe collective. Mais dans le même temps, l’appréciation de la musique reste un phénomène totalement individuel. On ne peut pas forcer les gens à aimer une musique qui nous plaît, on ne peut pas les convaincre comme on pourrait peut-être le faire avec un roman ou un film. C’est comme en cuisine, le corps ne ment pas, ne triche pas. Soit une chanson résonne en vous, viscéralement, soit elle ne le fait pas. Et c’est assez rassurant, car cela signifie qu’il n’y aura jamais d’uniformisation totale, qu’il y aura toujours une singularité dans les morceaux qui nous font vibrer.
Justement, quelles chansons incarnent pour vous le mieux l’idée d’évasion ?
La première qui me vient à l’esprit, ce serait un titre nommé « Mata Hari Mambo », d’Anna German, une chanteuse soviétique vedette des années 1960-1970, habituée à chanter dans plusieurs langues. Et j’aime cet air car il évoque, en polonais, le destin d’une courtisane néerlandaise, le tout sur un rythme mambo ! Tout y est une invitation au dépaysement, car tout y est étrange, mystérieux. Les paroles d’une chanson, quand on les comprend, donnent souvent trop d’indices, spatiaux ou temporels, et empêchent pour moi la rêverie, l’évasion. C’est pourquoi j’aime aussi la chanson « Quelle histoire » de Jeanne Moreau, qui raconte sur un rythme brésilien l’histoire d’une amourette sans doute sans lendemain. Elle y chante la bagatelle sans jamais préciser où et quand la scène se déroule, dans un moment complètement détaché du temps. Et c’est dans cette abstraction que se trouve pour moi la véritable évasion, plus encore que dans les rythmes exotiques que les oreilles curieuses ont largement pu écouter aujourd’hui.
Propos recueillis par JULIEN BISSON