Au vu des résultats des européennes et des récentes grandes marches pour le climat, diriez-vous que nos sociétés sont en train de se convertir réellement à l’écologie ? Se passe-t-il quelque chose d’exceptionnel ou d’inédit ?

Oui, honnêtement oui. Je pense qu’on assiste à une mobilisation du public plus importante qu’avant, en particulier du côté des jeunes. Elle ne me paraît pas éphémère. C’est nouveau. Souvenez-vous des paroles de Nicolas Hulot quand il a démissionné en août dernier, il a dit : « On ne fait pas de manifestations pour le climat. » Eh bien, si, on en fait. Je vois là quelque chose de neuf et d’important. Plus, sans doute, que dans le résultat électoral des écologistes aux européennes.

À quoi attribuez-vous cette prise de conscience ? 

C’est un phénomène émergent qui résulte d’une accumulation. La hausse de la mobilisation du public s’est manifestée à travers la montée du contentieux judiciaire autour du changement climatique, avec les actions d’Urgenda – un mot latin qui signifie : « la chose rapide à faire ». Urgenda est une ONG environnementale néerlandaise qui, peu avant la COP21 de 2015, a attaqué et fait condamner le gouvernement des Pays-Bas pour non-respect de ses engagements pris pour le climat. Elle a été le modèle de toute une série d’actions qui ont suivi, notamment en France au début de cette année avec une campagne du même type, connue sous l’appellation « L’Affaire du siècle » [qui rassemble à ce jour 2,182 millions de signataires], menée par des associations qui se disent prêtes à attaquer le gouvernement français en justice pour inaction en matière de climat. Ça a fait rigoler les politiques… Mais ces initiatives existent partout dans le monde, en Amérique du Sud, en Inde et ailleurs. C’est nouveau de passer par le judiciaire pour faire pression sur les États. 

Cela vous a surprise ?

Quand j’ai vu arriver les manifs pour le climat, je me suis dit : c’est le catastrophisme en marche, et personnellement je ne suis pas catastrophiste. Mais on a l’impression que les gens se mobilisent par peur que ça aille plus mal. Ça aussi, il me semble que c’est nouveau. En 2015, ces manifestations pour le climat partout dans le monde avaient un caractère plus militant. 

À quel point a-t-on pris la mesure de l’urgence écologique et du danger qu’il y aurait à ne pas réagir ?

À titre d’anecdote, mon petit-fils qui va avoir 18 ans a déclaré qu’il ne mangerait plus de Nutella parce que ce produit est fabriqué avec de l’huile de palme. Il a donc conscience de cela. Je pense qu’un certain nombre de gens veulent changer leur comportement. Et c’est important. Mais il faut faire la différence entre des séries d’actions individuelles liées à la prise de conscience d’une situation qui ne peut pas durer, et des mobilisations collectives exprimant des luttes locales contre des projets de privatisation de l’eau, de centres commerciaux ou de centres de loisirs sur des terrains agricoles. 

Quelles sont les grandes différences entre les principales familles écologistes ?

Une tribune du philosophe et chercheur Pierre Charbonnier récemment parue dans Le Monde met en lumière une première grande différence. D’un côté, il s’agit de se mobiliser avec l’idée que l’urgence écologique est mondiale. La situation de l’environnement, évaluée sur des bases scientifiques, réclame l’union de tous en laissant tomber les conflits d’intérêts. Cette vision ancienne, favorable à un changement profond de notre gestion de la planète, remonte à l’appel de Milan de 1971, publié dans toutes les langues du monde par 2 200 savants dans le bulletin de l’Unesco. On en retrouve l’écho dans la liste Urgence Écologie conduite aux européennes par Delphine Batho et le philosophe Dominique Bourg. Cela rejoint l’idée avancée par le scientifique suédois Johan Rockström, qui a déterminé les dix limites terrestres que l’humanité ne doit pas dépasser si elle veut continuer de se développer : biodiversité, variations climatiques, état des sols, etc. C’est une approche churchillienne : on oublie nos différences et on s’unit tous face au danger, sur la base d’une référence scientifique. 

Face à cette vision, d’autres estiment qu’on n’avancera que par la voie politique, donc dans le conflit. De Pierre Charbonnier à Yannick Jadot, en passant par Bruno Latour dans son livre Où atterrir ?, tous lancent cet avertissement : « Arrêtez de dire ni droite ni gauche, c’est une lutte politique. » Écologie scientifique ou politique, c’est le grand clivage.

Y a-t-il une écologie de gauche et une écologie de droite ? Et une compatibilité entre l’écologie et le capitalisme ? 

Quand Dominique Voynet, ministre de Lionel Jospin, a dit que l’écologie était de gauche, c’était une façon de se lier au PS, de passer des accords électoraux. Dire que l’écologie est de gauche, c’est aussi affirmer que la dégradation de l’environnement est la conséquence de la société industrielle, de la recherche systématique du profit dénoncée aussi par le pape François. Problème : les projets socialistes ont toujours été aussi productivistes que le projet capitaliste. Ce n’est pas avec le capitalisme qu’on arrivera à une société écologique, mais on n’a pas en vue de véritable alternative globale au capitalisme : si ce n’est une économie dirigée, alors on peut imaginer qu’émergeront des enclaves locales se soustrayant au capitalisme, des expériences de vie autres. L’extraordinaire développement de l’agriculture biologique en France n’est pas une alternative au capitalisme, mais c’est une certaine alternative au productivisme. 

La transition écologique implique-t-elle nécessairement des sacrifices ? Et si oui, lesquels ?

Oui, il faut arrêter de manger du Nutella ou l’équivalent du Nutella !

C’est quoi, notre Nutella ?

La voiture, la viande… Mais on n’y arrivera pas sans changer notre mode de vie. On entend que les énergies renouvelables vont émerger et que tout continuera comme avant. Je ne le crois pas. Nous, pays développés, pourrions consommer moins. Si ça marche, je pense que ce sera une autre sorte de vie, pas forcément des sacrifices. 

Les énergies renouvelables sont-elles l’avenir ou sommes-nous condamnés au nucléaire ? 

Je ne suis pas économiste, mais je vois les titres des journaux annoncer que les énergies renouvelables seront de moins en moins chères. La réponse est au niveau des gouvernements, qui doivent arrêter de soutenir les énergies fossiles. J’appartiens à la commission qui organise le débat public sur le PNGMDR : le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs. Le maître d’ouvrage est la direction générale de l’énergie et du climat, donc les pouvoirs publics. Tout le plan suppose que l’on continue le nucléaire. Ça se discute ! Le débat se passerait mieux s’il portait sur la poursuite ou non du nucléaire, plutôt que sur les filières de traitement de déchets radioactifs. D’autre part, il y a dans la loi de 2015 sur la transition énergétique l’engagement de passer le poids du nucléaire de 75 % à 50 % dans notre mix énergétique. On n’en prend pas le chemin. 

On parle aujourd’hui d’Anthropocène (d’anthropos, l’« humain » en grec) pour pointer la responsabilité de l’homme dans les changements environnementaux. Si l’activité humaine nous a fait basculer, après l’Holocène, dans une nouvelle ère géologique, quelle peut-être le rôle de l’humain dans la transition écologique ?

Que l’on parle d’une ère appelée Anthropocène, donc « ère de l’homme », montre bien que l’humain est au centre. Les gens ne se mobilisent pas pour une nature qui leur est extérieure, ils se mobilisent pour eux. Mais la notion d’Anthropocène pose problème car elle attribue à l’ensemble de l’humanité le récit d’une atteinte au « système Terre » provoquée par la société industrielle et le capitalisme. D’où la proposition de dire non pas Anthropocène, mais Capitalocène.

Pour désigner les véritables responsables du désastre écologique ?

Oui, car les plus atteints sont les moins responsables. Les habitants des îles du Pacifique sud ou des deltas du sous-continent indien n’y sont pour rien, leur empreinte écologique ou carbone est quasi nulle. C’est profondément injuste. 

Pourquoi ce mot d’Anthropocène a-t-il fait florès ces dernières années ?

Ce qui a plu, c’est qu’il met l’homme au centre. Parler nous de nous, il n’y a que ça qui nous intéresse… Ce terme permet aussi un récit global de la façon dont l’humanité en est arrivée à mettre la planète en danger. Enfin, ce mot met un nom sur des choses qui n’auraient eu sinon qu’une appellation scientifique.

Quelles seraient les grandes dates de ce phénomène ?

Je vois deux références historiques. D’abord la Révolution industrielle, de la fin du xviiie au milieu du xixe siècle ; le passage au charbon, puis au pétrole. Ensuite, ce qu’on appelle la grande accélération, après la Deuxième Guerre mondiale. Hiroshima et Nagasaki, la bombe atomique, et surtout les courbes en crosse de hockey, quand tout commence à grimper : les émissions de CO2, la démographie, la production industrielle…

Quelle sera l’étape d’après ?

Nous avons changé de régime de prévisibilité. Ce qui a caractérisé l’Holocène, l’ère qui a précédé celle qu’on appelle l’Anthropocène, c’était la stabilité du climat autour de températures moyennes – donc la prévisibilité –, ce qui a permis le développement de l’humanité. L’Holocène, c’est le néolithique, les débuts de l’agriculture. C’est cela que change l’Anthropocène : des événements climatiques extrêmes sont désormais possibles. On est dans du complexe et de l’imprévisible. La philosophe et historienne des sciences Carolyn Merchant, qui enseigne à Berkeley, parle d’une nature qui échappe à notre contrôle.

Croyez-vous à une union sacrée autour de l’écologie ?

Non. L’Union sacrée, c’est Churchill au moment de l’attaque allemande. C’est une période très courte, en réaction à un danger extraordinairement visible. Ça ne marche pas comme ça avec le risque écologique. On le combattra par des avancées politiques. L’appel de Milan date de 1971. Des appels de Milan, on en a tous les ans. Il faudrait ressentir un danger imminent pour qu’on oublie les conflits et les intérêts de chacun… 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO(avec MARGUERITE LACROIX)

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