Il faut d’abord être Zola
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Dans un livre majeur de la littérature persanophone, intitulé Le Mémorial des saints, écrit au XIIIe siècle par le grand poète Farid-ud-Din ‘Attâr, il y a un petit conte. Une histoire de sage. Elle raconte qu’un jour, un jeune disciple demande à son maître : « Qu’est-ce qu’une parole de sage ? » Le maître lui répond : « Un sage a un tel pouvoir de parole que lorsqu’il ordonne à la montagne de bouger, elle bouge. » À l’instant même, la montagne au pied de laquelle le maître s’est retiré commence à s’ébranler. Le maître la gronde : « Je ne t’ai pas demandé à toi de bouger ! J’ai juste donné un exemple. »
Ce conte relate, bien sûr, ce beau rêve de l’homme, qui le hante depuis la nuit des temps : créer, changer, bouger, détruire, reconstruire le monde avec les mots ! Rien qu’avec les mots ! Qui n’a pas rêvé de dire « Que la lumière soit ! », et de voir que la lumière est là ?
« Tout homme est Dieu, quand il rêve », disait Hölderlin.
Mais, au-delà de cette quête mystique et chimérique, il y a quelque chose dans ce conte qui m’interpelle sur le rapport entre le pouvoir et la parole chez les sages, les intellectuels et les hommes de lettres.
D’abord, demander à la montagne de bouger, et qu’elle bouge, je l’interprète allégoriquement (et peut-être naïvement) comme un aspect pragmatique de la langue, comme sa fonction transitive, présente non seulement dans nos conversations quotidiennes, mais aussi dans les textes littéraires. Ensuite, le fait que le sage donne juste un « exemple », et que cet exemple devient un commandement, cela ouvre le débat sur la notion de l’exemplarité dans la littérature.
« Si les écrivains ont un tel pouvoir de parole, pourquoi le monde est-il déchiré en mille morceaux ? »
Tout le monde se souvient sans doute de ce titre, magique en français, Quand dire, c’est faire, mais ironique en anglais, How to Do Things with Words, écrit par un certain John Langshaw Austin. Le philosophe anglais distingue sous le nom d’énoncé performatif une série de phrases qui ne sont pas de simples enchaînements de mots pour exprimer un état, une situation… mais sont elles-mêmes l’acte qu’elles désignent. Une fois émises, elles peuvent faire basculer notre vie, et celle d’une communauté. Tel le « je vous déclare mari et femme » d’un maire ; ou le « je déclare la guerre ! » d’un chef d’État qui par le seul fait de le dire entraîne son peuple dans la folie et la terreur de sa grandeur… Il y a quelques siècles, dans la synagogue d’Amsterdam, un sermon a banni Spinoza de la communauté juive, en le condamnant au silence. Et à notre époque, une fatwa fait vivre Salman Rushdie dans la clandestinité…
Les croyants disent même que l’univers a été créé par le simple dire de Dieu. Et même si nous n’y croyons pas, nous constatons, malgré tout, comment la parole attribuée à Dieu fait agir les hommes, les conduit aussi bien dans la voie de la sagesse que dans la folie des attentats suicides…
Mais, est-ce bien le pouvoir des mots ou… les mots du pouvoir ?
Comme l’a bien décrit J.L. Austin, pour qu’un énoncé performatif soit « heureux », donc réalisable, il lui faut le concours des circonstances. N’importe qui ne peut déclarer un couple mari et femme ou unir n’importe quel couple ! Pour faire bouger la montagne, il faut d’abord arriver à une certaine sagesse.
Pour crier « J’accuse ! », il faut d’abord être Zola ; et pour être Zola, il faut avoir écrit Nana, Germinal, La Bête humaine…
« Dire les choses, c’est vouloir les changer, parler ou écrire, c’est agir sur le monde. »
Si les écrivains ont un tel pouvoir de parole, pourquoi le monde est-il déchiré en mille morceaux ? Hélas, encore une question qui condamne la littérature à l’incertitude.
Même Sartre, le grand fervent de la littérature engagée tombe dans le désespoir en disant : « En face d’un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids. »
Ou encore, cette lamentation de Hölderlin : « À quoi bon les poètes au temps de la détresse ? »
Mais avant de sombrer dans un désespoir incommensurable, consolons le poète : justement, vous êtes là, cher poète, pour nous dire « à quoi bon les poètes au temps de la détresse » ! Car en disant cela, le poète nomme, définit, rappelle notre condition de vie qui est « le temps de la détresse ». Comme disait Sartre, malgré son désespoir : l’écrivain modifie donc le donné par le seul effet de sa parole dévoilante. Dire les choses, c’est vouloir les changer, parler ou écrire, c’est agir sur le monde.
C’est en cela qu’un texte littéraire en décrivant les conditions humaines ou en révélant le désir et le rêve de l’humanité, devient avant tout un cri, un acte de profération. Il « donne au cri une syntaxe », dirait Deleuze. Et même si ce cri n’éveille pas les esprits endormis, au moins il perturbe leur sommeil !
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