Religion du roman
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« Le plus grand bénéfice que nous devons à l’artiste, qu’il s’agisse du peintre, du poète ou du romancier, c’est l’extension de nos sympathies ; l’art est une chose plus proche de la vie, une façon d’amplifier et d’étendre le contact avec notre semblable au-delà des limites de notre sort personnel. »
Au mot sympathie près, auquel nous préférons maintenant empathie, cette phrase écrite en 1856 par la romancière britannique George Eliot est étonnamment actuelle ; on peut même reconnaître en elle un des postulats sacrés de la moderne religion du roman. Mais il est parfois utile de se demander quelles vies accèdent ou n’accèdent pas à ces empathies, qui a et n’a pas le loisir d’en pratiquer l’extension. Colum McCann, grand romancier irlandais installé à New York, a créé en 2012 un réseau d’« empathie travaillée » auquel il a donné le nom de Narrative 4 (Récit 4). Après une première assemblée pour faire connaissance et exposer la méthode, les gens se retrouvent par paires ; chaque personne raconte à l’autre une histoire qui a joué un rôle crucial dans sa vie. Plus tard, le grand cercle se reforme et l’un se met à la place de l’autre pour raconter son histoire au groupe en disant je.
McCann est convaincu de l’utilité politique de la démarche. « Notre modèle pour N4, dit-il dans une vidéo diffusée sur YouTube, c’est l’espoir sans crainte grâce à l’empathie radicale. […] Si on peut savoir que notre histoire a de la valeur, et que l’histoire de la personne de l’autre côté de la rue, ou de l’océan, ou du mur, se trouve avoir de la valeur aussi, on peut faire toutes sortes de choses par rapport aux notions de paix, d’appartenance, de devenir… »
Que le projet soit noble ne fait pas de doute. Qu’il ait une incidence notable reste à prouver. Dans « Armes et empathie », autre vidéo postée par N4, les individus qui échangent leurs récits ont tous été traumatisés par un événement impliquant une arme à feu. Chaque paire de participants comporte un membre « pour » et un membre « contre » le contrôle du port d’arme. Mais l’échange dégénère lors du débriefing final : insultes et accusations fusent, et des gens partent en claquant la porte.
« L’empathie narrative, voilà le territoire d’égalité et de pensée réciproque, ai-je moi-même écrit naguère dans L’Espèce fabulatrice. Seule de tous les arts, la littérature nous permet d’explorer l’intériorité d’autrui dans toute sa richesse et toute sa complexité. C’est là son apanage souverain, et sa valeur. Inestimable, irremplaçable. » Sans renier ce credo, je me dis aujourd’hui que ce type d’empathie narrative ne peut fonctionner que là où les gens sont bien nourris et en sécurité... et de fait, même si McCann dit que les groupes N4 se répandent « dans le monde entier », les pays qu’il cite font tous partie du Premier Monde. Dans les pays éprouvés, en proie aux guerres, aux famines et aux injustices (qui, bien trop souvent, contribuent à notre niveau et mode de vie), il est rare que les gens perçoivent leur existence comme une histoire palpitante et passent leur temps à en décortiquer le sens. Ils sont trop occupés à survivre.
Mohamed Kacimi, écrivain français d’origine algérienne, anime des ateliers d’écriture à Ramallah (Cisjordanie). Les participants se réunissent chaque jour pour discuter, partager, raconter, et s’interroger sur la pertinence d’un art comme la littérature dans une situation politique aussi dramatique que celle de l’occupation israélienne. Un jour, Amal, professeure d’une trentaine d’années, raconte une rencontre pénible avec un soldat israélien à un check-point : intraitable, méchant, violent, l’homme l’a empêchée de passer avec ses deux enfants. Huit jours plus tard, elle amène aux urgences à Jérusalem son fils aîné victime d’un accident, et le médecin israélien qui l’opère est d’une douceur incroyable. Lorsqu’il ôte son masque de chirurgien, Amal voit, stupéfaite, qu’il s’agit du soldat de la semaine d’avant. Se souvient-il de la scène au check-point ? “Parfaitement, dit le médecin, c’était bien moi, mais je n’ai rien à voir avec ce soldat.” »
Kacimi suggère à Amal d’écrire la scène. Mais, employant sans le savoir la méthode N4 chère à McCann, il ajoute que l’histoire n’aura d’intérêt que si elle se met dans la tête du médecin soldat. Le lendemain, la jeune femme revient à l’atelier les yeux cernés. Elle a passé une nuit blanche. « C’est dangereux ce que vous faites, » dit-elle à Kacimi… et elle finit par quitter l’atelier. Ses énergies sont-elles mieux employées dans un atelier d’écriture ou dans un combat politique pour faire cesser l’occupation ? La question reste ouverte.
Au début du XVIIe siècle, au moment précis où éclosent le génie de Shakespeare et celui de Cervantès, inventeurs respectivement du théâtre et du roman modernes, démarrent la colonisation forcée du reste du monde par l’Europe, et l’esclavage. Au xixe, les merveilles littéraires d’un Gustave Flaubert, d’un Dostoïevski ou d’une Jane Austen s’accompagnent des horreurs qu’infligent leurs nations respectives aux régions du monde dont elles arrachent les richesses. La civilisation occidentale engendre le roman, assurément un des plus beaux emblèmes de l’empathie humaine, dans le même temps qu’elle envahit et soumet le reste de la Terre. Aujourd’hui nous dominons cette planète et la pompons, l’épuisons et la polluons, la laissons exsangue. Par notre mode de vie qui dépend de la consommation massive de pétrole, de viande et de gadgets électroniques, nous faisons souffrir au loin et à chaque instant des êtres humains et animaux, invisibles mais nombreux. Notre dissociation s’opère dans l’inconscience et surtout dans la bonne conscience.
Certes, la littérature est vecteur de beauté et de sens – c’est essentiel ! Mais notre empathie doit parfois basculer en dehors des livres pour se traduire en actes politiques... sans quoi nos débats, tables rondes et festivals littéraires se mettront à ressembler douloureusement aux messes et fêtes religieuses d’antan : occasion de se faire plaisir avec le sentiment de notre vertu, tout en se pavanant avec ses nouveaux habits et amis.
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