La passion de ma mère pour la littérature est inversement proportionnelle à son désintérêt pour la politique. Elle n’a jamais vraiment compris pourquoi son fils s’intéressait tant à cette course de petits chevaux où la violence et la mesquinerie prennent trop souvent, à son sens, le pas sur l’intérêt commun. Sa méfiance à l’égard de la politique s’étend aux sciences sociales et au monde des idées, dont elle pressent qu’ils peuvent en venir à laisser de côté la part de sensible et d’ambivalence qui caractérise les sociétés humaines. Ce différend nourrit depuis des années l’une de ces controverses dont chaque famille a le secret, mêlant plaisir de la discussion et mauvaise foi (des deux côtés).

Car à l’inverse, il est pour ma mère un fait établi et définitif que la vérité du monde se trouve dans les romans. Qu’aucune histoire de l’Amérique ségrégationniste ne pourrait dépeindre plus exactement la réalité que Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee. Que mieux vaut passer ses journées à lire Le Nom de la rose d’Umberto Eco qu’une histoire du Moyen Âge ou le second livre de la Poétique d’Aristote. Que le réalisme magique de Cent ans de solitude de Garcia Marquez rend plus finement compte des heurts de la société colombienne qu’aucun livre de science politique ne pourra jamais le faire. Que Purge de Sofi Oksanen est plus à même de nous faire comprendre la place des femmes en Estonie que toutes les études de genre réunies. Et que les dernières pages du Premier homme de Camus, dans la description de ces maisons de la campagne algérienne où tous se barricadent la nuit venue, où chacun se sent le « premier habitant ou le premier conquérant » d’une terre sauvage où rôde un « danger permanent », nous en disent plus long sur la colonisation et ses ambiguïtés qu’aucune analyse historique. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini. Ils alimentent nos déjeuners dominicaux et nos soirées estivales, et nourrissent un débat dont les positions et les arguments sont connus d’avance.

À son crédit, force est de reconnaître que le positivisme des sciences sociales, dont l’enjeu est depuis des décennies d’établir des méthodes pour éviter les approximations et l’impressionnisme, a conduit à abandonner les approches qui décloisonnent les regards, quitte à perdre en complexité – et, il faut bien le reconnaître, en plaisir de lecture. Même si l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie tentent de renouer avec des formes de narrations afin d’enrichir leur compréhension du monde, les historiens ne sont pas Aimé Césaire, les sociologues ne sont pas Toni Morrison, les anthropologues ne sont pas V.S. Naipaul. En dépit de cette faiblesse incontestable, les sciences sociales méritent pourtant notre considération pour au moins une raison. Le regard qu’elles proposent est par essence soumis à caution, à discussion, à contestation. Alors qu’on ne débat pas avec Shakespeare, Proust ou Hemingway. On rit, on pleure, on admire leur génie. Plus modestes, plus obscurs aussi, les spécialistes de sciences sociales se contentent d’essayer de retisser ensemble les fils épars d’un monde devenu trop complexe. Certes, on pourrait rêver qu’ils nourrissent davantage leur pensée (et leur style) des romanciers qu’ils admirent. Mais ce faisant, ils priveraient ma mère d’une partie de ses arguments, et feraient perdre à nos dîners estivaux une part de leur saveur. 

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