UNE VILLE DE PIERRE

Mathias Énard (né en 1972)

Familier de l’Orient et de la langue arabe, Mathias Énard évoque le fameux hôtel Baron dans son dernier roman Boussole qui lui a valu le prix Goncourt en 2015.

Allongé sur le dos dans le noir il va m’en falloir, de la patience, respirons calmement, allongé sur le dos dans le profond silence de minuit. Ne pensons pas au seuil de cette chambre de l’hôtel Baron à Alep, ne pensons pas à la Syrie, à l’intimité des voyageurs, au corps de Sarah allongé de l’autre côté de la cloison dans sa chambre de l’hôtel Baron à Alep, immense pièce au premier étage avec un balcon donnant sur la rue Baron, ex-rue du Général-Gouraud, bruyante artère à deux pas de Bab el-Faraj et de la vieille ville par des ruelles tachées d’huile de vidange et de sang d’agneau, peuplées de mécaniciens, de restaurateurs, de marchands ambulants et de vendeurs de jus de fruits ; la clameur d’Alep franchissait les volets dès l’aube ; elle s’accompagnait d’effluves de charbon de bois, de diesel et de bestiaux. Pour qui arrivait de Damas, Alep était exotique ; plus cosmopolite peut-être, plus proche d’Istanbul, arabe, turque, arménienne, kurde, à quelques lieues d’Antioche, patrie des saints et des croisés, entre les cours de l’Oronte et de l’Euphrate. Alep était une ville de pierre, aux interminables dédales de souks couverts débouchant contre le glacis d’une citadelle imprenable, et une cité moderne, de parcs et de jardins, construite autour de la gare, branche sud du Bagdad Bahn, qui mettait Alep à une semaine de Vienne via Istanbul et Konya dès janvier 1913 ; tous les passagers qui arriva

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