L’image de la France – sa puissance, son influence et sa présence dans le monde – est plus forte à l’extérieur qu’à l’intérieur. Il faut interroger ce décalage, car la place et le rôle de notre pays sur les scènes européenne et mondiale ne relèvent pas seulement d’une politique d’affaires étrangères, mais aussi du rapport que la société entretient avec son propre temps historique et avec ses espaces d’appartenance ; ils dépendent également de la capacité d’adaptation de principes et de moyens d’action bâtis de longue date pour agir au milieu d’un monde en profond bouleversement et qui se brutalise.

 

De l’empire au projet européen

À l’intérieur, la tentation nationale est toujours de comparer le présent, mal connu, au passé, mythifié, avant de conclure au déclin ou au déclassement. Le « c’était mieux avant » ressassé pendant la campagne électorale de 2022 veut dire tout crûment : quand la France régnait sur son empire et dominait les peuples jugés inférieurs ! Selon un sondage réalisé par YouGov en mars 2020, 17 % des Français souhaitent encore avoir un empire. Le pourcentage est équivalent chez les Espagnols, nostalgiques de Cuba ; deux fois moindre chez les Allemands et les Japonais, ce qui est rassurant ; mais loin en dessous de celui des Britanniques (27 %) – ce sentiment a d’ailleurs joué en faveur du Brexit – et des Néerlandais (26 %), navigateurs dans le grand large du libre-échange.

On semble encore regretter les temps de la grandeur des deux épopées gaulliennes, qui furent pourtant loin de recevoir un soutien populaire unanime. De Gaulle ferma dans la douleur, en 1962, la période impériale en ces termes : « Notre grande ambition nationale est devenue notre propre progrès, source réelle de la puissance et de l’influence. » En quelques semaines, il fit de la réconciliation avec l’Allemagne et de la construction européenne, sous une direction française, un nouveau pivot géopolitique, comme pour ménager au pays un relais de puissance. Pompidou puis Giscard d’Estaing prirent la suite, et Mitterrand a œuvré pour « une influence de la France résolue à travers une Europe forte ».

L'image de la France en Europe est aujourd’hui forte parce qu’elle parle le langage du pouvoir.

Les quatre premiers présidents de la Ve République avaient donc clairement énoncé le lien entre la force intérieure et l’influence extérieure. Et l’image de la France en Europe est aujourd’hui forte parce qu’elle parle le langage du pouvoir. L’exigence de la souveraineté européenne formulée par l’actuel président de la République à la Sorbonne en 2017 s’est trouvée en effet validée par la prise de conscience de certaines dépendances et vulnérabilités dans divers domaines critiques. La présidence française du Conseil de l’Union européenne du premier semestre 2022 a été une présidence d’influence, saluée par tous les pays membres et durant laquelle l’idée d’autonomie a pu être injectée et diffusée.

 

La France, puissance de l’Union

Mais contrairement à une tradition française qui voudrait qu’une fois une idée neuve énoncée, la question posée soit à moitié résolue, des actions très concrètes ont été mises en œuvre. Le plan de relance européen de 750 milliards d’euros proposé par Paris en 2021 avait été accepté par Berlin. Enfin, une politique industrielle – autre thème français – a été lancée pour mieux utiliser ces fonds.

Le résultat est que l’autonomie stratégique existe déjà, née en réplique au mandat de Trump. En témoignent la mise en œuvre de la COP21, le fonds européen de défense réservé aux Européens, le règlement général de protection des données personnelles, des efforts en recherche et développement dans le domaine de la physique quantique, le renforcement de la fiscalité pesant sur les Gafam, les règlements de décembre 2020 sur le marché numérique européen, la taxe carbone aux frontières, l’adoption d’un objectif de neutralité carbone en 2050 par les eurodéputés en avril dernier, le paquet législatif sur les semi-conducteurs (« Chips Act ») du 18 avril 2023 afin de réduire la dépendance et d’assurer une production européenne d’au moins 30 % des besoins, ainsi que l’examen attentif des projets d’investissements dans les secteurs critiques.

L’impératif de la souveraineté technologique est désormais partagé : à la suite des travaux de l’Institut Fraunhofer de recherche sur les systèmes et l’innovation de Karlsruhe, on peut la définir comme l’aptitude d’un État ou d’une fédération d’États à fournir les technologies qu’il ou elle juge critiques pour le bien-être des populations, pour la compétitivité de l’économie et pour sa capacité à agir, ainsi que sa capacité à développer ces technologies ou à se les procurer dans d’autres aires économiques sans dépendance structurelle unilatérale.

L’Union européenne a su baisser, contre toute attente, sa consommation de gaz de 18 % depuis huit mois et se passer du gaz russe en diversifiant ses sources d’approvisionnement. Bref, l’Union européenne peut définir les conditions d’accès à son marché – le premier marché solvable du monde – pour les faire correspondre à ses objectifs écologiques et de sécurité. Chacun sait que la France seule ne le peut pas. L’intuition du Français Jean Monnet – la construction européenne est la somme des réponses qu’elle apporte aux crises – est confirmée depuis trois ans, à condition d’avoir une vision de souveraineté à portée géopolitique assumée.

Qui nous assure que les électeurs et les élus des États-Unis, obsédés par la Chine, resteront durablement engagés dans la sécurité de l’Europe démocratique ?

Bien entendu, les positions françaises diffèrent de celles d’autres partenaires européens sur des sujets essentiels comme la place du nucléaire dans la transition énergétique ou le rapport aux États-Unis. La formule gaullo-mitterrandienne « ami, allié, non aligné » ne convient ni aux Polonais ni aux Baltes, dans une période de fort réengagement américain, avec le président Biden, dans l’Otan et la sécurité européenne. Mais qui nous assure que les électeurs et les élus des États-Unis, obsédés par la Chine, resteront durablement engagés dans la sécurité de l’Europe démocratique ? Après le précédent Trump, est-il déraisonnable de vouloir réduire notre dépendance à l’égard de la vie politique américaine en augmentant la contribution européenne à l’Otan, laquelle est revenue à ses fondamentaux, la sécurité de l’aire euro-atlantique ? Quant à l’interaction avec la Chine, acteur central du bouleversement en cours, l’Union européenne a adopté à ce sujet une stratégie claire avec le triptyque : partenaire, concurrent et rival systémique, qui est plus réaliste que la qualification américaine de l’adversaire stratégique dans un jeu à somme nulle, belligène.

 

En Afrique, la fin du tête-à-tête

La transition de l’empire à l’Europe a été réussie, dans l’espace européen. La sortie d’empire a tardé en Afrique, et c’est la remise en cause de ce tête-à-tête qui nourrit le diagnostic, chez nombre d’experts, d’un recul de l’influence française. Faut-il voir, là encore, l’expression de la nostalgie impériale des commentateurs ? La volonté de souveraineté anime également le continent africain, où bien des dirigeants veulent diversifier leurs partenariats. Plusieurs d’entre eux se sont abstenus lors des votes aux Nations unies condamnant la Russie pour nous adresser un message d’indépendance. Ils sont attentifs au modèle chinois de croissance économique et à une assistance dénuée de conditionnalité politique, tout en restant conscients, pour certains, des risques de prédation pesant sur les terres arables et les ressources minières comme des risques d’endettement. La formule française et européenne de l’État-nation importé trouve ses limites. La rivalité des modèles est une réalité dont les élites africaines savent tirer parti.

Plusieurs débats spécifiques se font jour à propos de la présence française. L’un d’eux concerne la monnaie mal nommée franc CFA – ce n’est pas un franc, mais un moyen de paiement dont le Trésor français garantit la stabilité par l’arrimage de son cours à celui de l’euro. Paris a proposé qu’une monnaie commune régionale, l’eco, soit mise en place. Cette proposition s’est heurtée au refus du Nigeria, géant économique de l’Afrique de l’Ouest dont la monnaie, le naira, a perdu 260 fois sa valeur initiale.

La fonction fédératrice du français explique qu’il ait été retenu lors des indépendances : la langue de fer de la période coloniale est ainsi devenue un vecteur d’émancipation

Un autre débat porte sur la langue. Il m’a souvent été demandé, lors de débats dans des lycées et dans les Instituts français de Dakar, d’Abidjan, de Douala et de Yaoundé, pourquoi le français était resté langue officielle ou co-officielle. Mais la diversité ethnolinguistique de ces pays est telle qu’aucune langue locale ne serait acceptée comme langue nationale. Lorsque le wolof a été introduit comme langue de travail au Parlement sénégalais, il a fallu organiser un service de traduction pour les locuteurs d’autres langues. Il est de la même façon difficile de juger ou d’administrer en nouchi ou en camfranglais, parlers populaires des métropoles. La fonction fédératrice du français explique qu’il ait été retenu lors des indépendances : la langue de fer de la période coloniale est ainsi devenue un vecteur d’émancipation.

Bien qu’elle ne le dise pas assez, l’Union européenne est le premier pourvoyeur d’aide publique au développement au continent africain, et la France seule atteint le cinquième rang mondial. L’accord entre l’Union européenne et l’Union africaine signé en 2022 porte sur 150 milliards d’euros, la priorité étant mise sur l’éducation et les infrastructures. Les griefs à l’égard de la France sont entretenus par la propagande russe dans trois pays. Cela a conduit Paris à redéfinir la politique d’influence comme une fonction stratégique dans le domaine de sa défense : maîtriser son image extérieure à l’heure des réseaux sociaux malveillants est un impératif de souveraineté.

 

Les règles de droit dans un monde de brutes

La France a beaucoup misé sur les institutions multilatérales et, forte d’une longue tradition juridique, sur le rôle des règles et du droit international. Mais ce multilatéralisme est en crise.

Le Conseil de sécurité des Nations unies est bloqué par les veto russes successifs. Cette institution ne correspond plus à la réalité du monde, mais le projet franco-britannique visant à l’élargir à de nouveaux membres n’aboutit pas, et il n’y a pas de majorité pour restreindre l’usage du droit de veto.

Dans ce contexte international tendu, la France doit certainement changer de logiciel vis-à-vis de l’Afrique, être plus attentive au dialogue avec le Grand Sud.

La Chine a par ailleurs organisé une pénétration systématique des institutions internationales pour infléchir les normes et s’imposer comme une puissance structurelle. Les formats du G7 et du G20 – deux initiatives françaises – essaient d’offrir une alternative.

Quant à l’économie mondiale, dont l’ouverture depuis deux décennies a sorti des centaines de millions d’humains de la pauvreté – voir la Chine et l’Inde –, elle est entravée par les impératifs de sécurité nationale de pays en rivalité. La France, sixième puissance économique mondiale, au même niveau que l’Inde et le Royaume-Uni, est directement concernée.

Dans ce contexte international tendu, la France doit certainement changer de logiciel vis-à-vis de l’Afrique, être plus attentive au dialogue avec le Grand Sud. Ce dialogue peut, par exemple, passer par des formats de coopération dits « mini-latéraux », à l’image de l’accord signé en février 2023 avec les Émirats arabes unis et l’Inde sur des projets dans le domaine de l’énergie, de la technologie ou de la défense, en vue de réduire le désordre du monde.

À l’extérieur, notre diplomatie continue, encore et toujours, de rappeler le primat du droit international et du respect des règles contre le recours à la force. À l’intérieur, notre société devrait enfin reconnaître la réalité des réussites françaises dans le monde tel qu’il a l’inconvénient d’être. 

 

Illustrations : Simon Bailly

 

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