Une ambition de souveraineté et la crainte d’un déclassement
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La France a-t-elle les moyens de ses ambitions ? Il est tentant de répondre par la négative à cette question, tant il est courant d’entendre parler du « déclassement » de notre pays, qui « voyagerait en première avec un ticket de seconde ». Pourtant, une réponse nuancée et plus complexe est possible.
Il faudrait idéalement distinguer les intérêts des ambitions proprement dites : les premiers doivent être défendus, les secondes sont poursuivies. Ce n’est pas toujours facile.
Comme c’est la tradition en France, les discours du président de la République fixent l’agenda et constituent la source de référence. En 2018, Emmanuel Macron dénonçait devant le Parlement réuni en Congrès « le renoncement, où nous nous sommes enfermés depuis quarante ans, qui voudrait que la France ne soit qu’une puissance moyenne ». Il affirmait que « la France a les moyens de devenir de nouveau une puissance du XXIe siècle ». En 2022, dans son discours aux ambassadeurs, il donnait comme premier objectif à notre diplomatie de « défendre la force, l’influence et l’indépendance de la France ». Quelques semaines plus tard, il déclarait que celle-ci devait être « une puissance indépendante, respectée, agile », un pays « au cœur de l’autonomie stratégique européenne avec un fort ancrage atlantique, mais aux avant-postes et au pivot du monde ; une puissance d’équilibre qui assume ses responsabilités et contribue, en partenaire fiable et solidaire, à la préservation du multilatéralisme et du droit international ». Deux grands objectifs donc : être une puissance indépendante ; être une puissance qui compte.
Ces ambitions sont applicables à de nombreux pays et à de nombreuses époques, et sont suffisamment vagues (qu’est-ce qu’une « puissance agile » ?) pour permettre de répondre dans un sens ou un autre. La France se caractérise toutefois, sous la Ve République, par une insistance particulière sur l’« indépendance » et la « grandeur ».
Difficile de se doter de l’ensemble des instruments de la puissance en pleine autonomie sans des dépenses hors de portée d’une puissance moyenne
Le premier terme est associé à la souveraineté et à la réduction des dépendances extérieures. La capacité de dissuasion nucléaire, le maintien d’une industrie nucléaire civile et les moyens accordés au renseignement sont des clés essentielles à la satisfaction de ces objectifs. Au-delà, l’indépendance reste limitée. Difficile de se doter de l’ensemble des instruments de la puissance en pleine autonomie sans des dépenses hors de portée d’une puissance moyenne. Les catapultes de nos porte-avions sont américaines. Nos armées bénéficient d’un précieux soutien allié en Afrique : transport, renseignement, drones. Et lorsque, en 2013, l’Amérique a décidé à la dernière minute de s’abstenir de frapper la Syrie, la France a fait le choix de s’aligner plutôt que de prendre seule le risque d’une escalade avec Damas.
Le deuxième terme, la « grandeur », renvoie à quelque chose de plus vague. On peut lui donner une signification objective – la puissance économique, militaire, technologique – ou subjective – la réputation, l’influence, le prestige. La France est-elle encore, à cette aune, une « grande puissance » ? En termes relatifs, elle a assurément rétrogradé et n’est plus qu’une puissance parmi d’autres : en cinquante ans, notre produit intérieur brut est passé du cinquième au sixième rang mondial. Il représentait 5 % du PIB de l’ensemble de la planète en 1991, contre 3 % aujourd’hui. Mais, dans l’absolu, le pays dispose encore d’atouts structurels qui permettent de lui conférer ce qualificatif.
Les discours de la France sur l’importance du droit international et du multilatéralisme se fracassent parfois sur l’exercice de la puissance brute. Mais le plus inquiétant est sans doute la réduction de ses moyens
La France est l’un des cinq États à siéger au Conseil de sécurité de l’ONU en tant que membre permanent et dont la qualité de puissance nucléaire est reconnue par le Traité de non-prolifération. Elle dispose du deuxième domaine maritime mondial et du troisième réseau diplomatique. Son poids économique lui permet de faire partie du G7 ; associé à l’importance de sa population, il en fait aussi, mécaniquement, un acteur européen majeur. La France bénéficie également de l’atout de la francophonie. Elle a la capacité de réunir à Paris un sommet changeant la donne climatique mondiale. Ses capacités militaires se caractérisent à la fois par une présence permanente dispersée sur tous les continents et une capacité de projection à distance dont peu d’autres disposent. Et la Ve République donne au président la possibilité d’engager ces moyens très rapidement, sans contre-pouvoir ou presque.
Il n’est guère contestable que ces atouts permettent à notre pays de peser sur la quasi-totalité des grands dossiers et des grandes crises. Rien d’important ne se fait sans lui en Europe. Il joue, avec ses partenaires, un rôle majeur dans des crises telles que celle du nucléaire iranien. Il n’hésite pas à envoyer ses frégates en Asie – mer de Chine du Sud, détroit de Formose – pour affirmer la liberté de navigation.
Une autre réponse possible, plus nuancée, mettrait l’accent sur les ambitions contrariées de la France et sur la réduction de ses moyens. Dans le domaine européen, son logiciel – une Europe plus intégrée, plus autonome, qui n’accorde pas la priorité à son élargissement – peine à emporter l’adhésion. Sa volonté d’être une puissance médiatrice ne convainc pas toujours non plus, comme on l’a vu ces dernières années au niveau des dossiers libyen, syrien, libanais ou ukrainien. Ses discours sur l’importance du droit international et du multilatéralisme se fracassent parfois sur l’exercice de la puissance brute, comme ce fut le cas avec l’invasion de l’Irak en 2003. Mais le plus inquiétant pour la France est sans doute la réduction de ses moyens.
Il est indéniable que les capacités opérationnelles concrètes du pays commencent à mal cadrer avec ses ambitions affichées
S’il n’est pas convaincant de se fier seulement à la réduction de la part du PIB consacrée à la défense – le dénominateur de ce ratio ayant, comme dans tous les États modernes, considérablement augmenté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale –, il est indéniable que les capacités opérationnelles concrètes du pays commencent à mal cadrer avec ses ambitions affichées. La France peinait, par exemple, dans les années 2010, à renforcer sa présence à l’est de l’Europe tout en maintenant l’opération Barkhane en Afrique. Elle ne pourrait pas, aujourd’hui, conduire simultanément deux opérations interarmées majeures de haute intensité. Et elle a du mal à assurer correctement et en permanence la surveillance de ses vastes zones maritimes, faute de frégates et de patrouilleurs en nombre suffisant. Il y a toujours un décalage, même si le « maintien en condition opérationnelle » s’est amélioré dans les dernières années, entre les forces qui existent en dotation et celles qui sont disponibles dans la réalité. Quant aux moyens de la diplomatie et du rayonnement culturel du pays, ils n’ont cessé de se réduire depuis trente ans.
La France partage avec les États-Unis une obsession de son déclin, jusqu’à la hantise. Les critiques quant à l’affaiblissement de ses positions et de ses moyens ne sont pas toujours justifiées. Et fustiger « l’absence de choix » dans la construction des lois de programmation militaire, se moquer d’une armée qui serait désormais « échantillonnaire », une armée « bonsaï », est toujours plus aisé que de procéder à des coupes drastiques. Que dirait-on de la France, par exemple, si elle abandonnait le porte-avions ? Outre que ce serait un symbole terrible de déclassement – d’autant qu’elle est aujourd’hui la seule, avec les États-Unis, à concevoir et construire des bâtiments de ce type à propulsion nucléaire –, ce serait renoncer à la possibilité de diriger une coalition aéronavale.
« Changer le monde, vous êtes bien sympathiques, mais il faudrait déjà vous lever le matin. »
La critique est d’autant moins pertinente que dans le projet de loi de programmation militaire 2024-2030, de vrais choix stratégiques ont été faits. En résumé : l’exécutif propose que la France « tienne son rang » mondial plutôt qu’elle ne « tienne un créneau » dans le dispositif de défense collective à l’Est. Il préfère ainsi investir dans les nouveaux champs de la conflictualité et les espaces communs, depuis les fonds marins jusqu’à l’espace extra-atmosphérique, en passant par le renseignement et la reconstitution de la masse aéroterrestre nécessaire pour concurrencer la Pologne ou l’Allemagne dans le dispositif de l’Otan.
Mais cela n’ira pas sans de nouveaux décalages de programmes dans le temps et des réductions de cibles. De plus, même ce modèle révisé sera extrêmement coûteux : 413 milliards d’euros au total. Est-on vraiment certain que l’acceptabilité sociétale de la dépense de défense sera toujours assurée, alors que nos concitoyens n’ont pas le sentiment de faire face à une menace militaire directe ? Et la France pourra-t-elle se le permettre, alors que la dette publique représente désormais 113 % du PIB ?
On est tenté de citer l’agent OSS 117 dans Rio ne répond plus : « Changer le monde, vous êtes bien sympathiques, mais il faudrait déjà vous lever le matin. »
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