Emmanuel Macron a-t-il reconfiguré l’armée depuis son accession au pouvoir ?

Sa présidence est marquée par la décision de relancer de manière significative les dépenses militaires là où elles avaient été diminuées par ses quatre prédécesseurs, comme chez certains de nos voisins. Les Européens désarment depuis le début des années 1970, et ont continué à le faire après le 11 septembre 2001, alors que les autres puissances – Chine, États-Unis, Russie, Arabie saoudite ou Turquie, par exemple – ont, depuis cette date, engagé leur réarmement. La nouvelle loi de programmation militaire marque aussi la fin du « cycle des opérations extérieures » en Afghanistan, au Levant ou au Sahel, qui a suivi le 11-Septembre. Depuis son arrivée au pouvoir, en 2017, Emmanuel Macron souhaitait mettre un terme à l’opération Barkhane au Mali déclenchée par François Hollande. Ce retrait n’est intervenu qu’en février 2022, au moment de l’invasion de l’Ukraine.

Parallèlement, dès 2017, Emmanuel Macron lançait une loi de programmation militaire (LPM) pour « réparer » les forces armées. Un rapport parlementaire a, par exemple, souligné l’état catastrophique de la flotte d’hélicoptères. L’artillerie sol-air a été gravement négligée à force de mener des opérations contre des forces sans capacités aériennes. Et la France, comme les autres pays européens, a pris un très lourd retard dans le domaine des drones. Avec la prochaine LPM, il s’agit de « transformer » les armées.

Y a-t-il une « remontée en puissance », comme l’évoque le ministère des Armées ?

Il y a une volonté de transformer l’outil. Pour mémoire, la France ne dispose plus que de 200 chars Leclerc et a un parc aérien comparable à… celui de Singapour. On ne rattrape jamais en quelques années des décennies de désarmement. Il y a des enjeux industriels, de coûts, de délais. Et il y a surtout la stratégie poursuivie. D’une certaine manière, Macron a cinq ans d’avance sur ses partenaires européens, mais trop de retard par rapport aux puissances concurrentes. Il s’agit d’essayer de retrouver de « l’épaisseur » en reconstituant des stocks de munitions. Cet effort devrait aussi être intellectuel ; quels sont les scénarios crédibles d’engagement à moyen terme ?

La loi de programmation militaire est-elle adaptée à ces enjeux ?

Oui et non. Il n’y a pas assez de débat public sur cette loi. Ce serait pourtant nécessaire. D’abord, pour mieux comprendre la dégradation, très rapide, de l’environnement stratégique. Ensuite, en raison des sommes engagées. L’effort porté par la nation est considérable puisque la prochaine loi de programmation militaire est estimée à 413 milliards d’euros pour 2024-2030, alors que la dernière a une enveloppe de 295 milliards. C’est plus de 100 milliards d’investissements supplémentaires sur la période ! Pourtant, sans inflation trop forte ni choc extérieur, on restera au mieux dans l’étiage actuel. D’abord en raison de l’augmentation des coûts, ensuite, à cause de la « bosse budgétaire », cette pratique qui a conduit à différer le paiement de nombreux programmes en reculant toujours plus loin les échéances pour certains équipements lourds. On paye donc pour le passé avant de pouvoir investir pour l’avenir.

« Notre situation militaire rappelle un peu les années 1930, lorsque nous nous présentions comme la meilleure armée du monde »

La France manque-t-elle de lucidité quant aux moyens de sa puissance ?

Elle entretient un discours sur sa position de première puissance militaire européenne qui est un double trompe-l’œil : vis-à-vis de l’opinion, qui se croit protégée, et des autres Européens, qui envisagent leur sécurité à travers l’Otan. Toutes choses égales par ailleurs, notre situation militaire rappelle un peu les années 1930, lorsque nous nous présentions comme la meilleure armée du monde alors même que notre outil industriel s’est, en fin de compte, montré incapable d’absorber le réarmement décidé par le Front populaire. En juin, le président de la République a annoncé vouloir passer à une « économie de guerre », une expression qui peut étonner ! Cette annonce avait pour but de mettre sous tension la base industrielle et technologique de défense, constituée de grands groupes internationaux et d’une cascade de sous-traitants. Mais cette pression n’a pas de sens sans une mise sous tension du secteur bancaire permettant de financer ce secteur clé pour notre souveraineté.

Quels secteurs de la défense bénéficient des principales hausses budgétaires ?

D’abord le cyber, qui innerve à présent tous les espaces de compétition et de combat. Jusqu’en 2020, la doctrine était que les offensives cyber relevaient de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), donc d’opérations clandestines. Désormais, les armées sont à même de concevoir des opérations défensives et offensives avec la création du Commandement de la cyberdéfense (Comcyber). Ensuite, le renseignement, qui bénéficie d’un effort budgétaire significatif pour permettre la construction d’un nouveau siège pour la DGSE. Les autres services – la Direction du renseignement militaire (DRM) et la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) –bénéficient aussi de moyens renforcés.

La France est-elle encore en mesure d’affirmer son « autonomie stratégique », comme l’a fait Emmanuel Macron au retour de son voyage en Chine ?

Le fond de l’affaire, c’est le nucléaire et le numérique. Depuis 1945, il y a un lien organique entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil. La relance du programme nucléaire en France est le pendant logique du maintien de notre arsenal nucléaire. Cela obéit à des enjeux industriels fondamentaux, qui impliquent notamment l’avenir d’ArianeGroup, objet de tensions franco-allemandes. La Ve République, dont l’avènement en 1958 a été concomitant de l’acquisition de l’arme nucléaire, a installé un système destiné à empêcher qu’une défaite comme celle de juin 1940 ne se reproduise jamais. Historiquement, le nucléaire conditionne notre discours sur l’indépendance nationale : la France ne doit pouvoir compter, en dernier ressort, que sur elle-même.

« L’autonomie française, c’est le nucléaire. L’autonomie européenne prônée par le président est une notion plus floue »

D’autre part, compte tenu de la centralité acquise par les plateformes numériques dans les activités militaires et productives, l’ambition d’autonomie stratégique ne peut ignorer la capacité à générer, à stocker et à exploiter des données critiques de manière souveraine. C’est d’une grande complexité car, dans ce domaine, à la différence du nucléaire, il n’est pas possible d’être parfaitement hermétique.

Sur la sécurité collective, la guerre en Ukraine ne valide-t-elle pas le cadre de l’Otan plutôt que celui de l’UE ? Dès lors, que vaut l’idée d’« autonomie nationale » ?

Toute l’ambiguïté de la position de Macron est là. Il a poursuivi, dans la ligne de ses prédécesseurs, l’idée d’une puissance française démultipliée par l’Europe. Or l’ensemble des pays européens, l’Allemagne au premier chef, ne conçoivent leur sécurité que dans le cadre de l’Otan. La France entretient une ambiguïté autour de l’« autonomie stratégique » : est-elle française ou européenne ? L’autonomie française, c’est le nucléaire. L’autonomie européenne prônée par le président Macron est une notion plus floue ; elle inquiète nos partenaires qui redoutent que cela ne vienne distendre le lien transatlantique. Honnêtement, si les États-Unis n’étaient pas intervenus aussi rapidement et nettement en Ukraine, les Européens se seraient probablement contentés d’envoyer à Zelensky des tentes et des générateurs.

L’armée française a quitté le Sahel, comme les États-Unis l’Afghanistan. Assiste-t-on à la fin des « opérations extérieures » ?

Oui, c’est la fin des « Opex » telles qu’on les a conçues et menées. Ni en Afghanistan, ni en Irak, ni au Sahel, ni ailleurs, elles n’ont produit les effets stratégiques recherchés ; elles se sont chaque fois soldées par des échecs : aucune n’a atteint ses objectifs politiques de Nation building [favoriser la création ou le développement d’une nation en accompagnant la mise en place de structures étatiques et administratives, tout en soutenant la reconstruction des infrastructures et en sécurisant militairement le pays]. Cela dit, on ne peut exclure d’autres formes d’interventions à l’étranger, avec des évacuations de ressortissants. L’opération récente au Soudan rappelle que peu de pays européens sont capables de les conduire. Et rien n’indique qu’il ne faille pas un jour intervenir en Europe.

En quoi le fait que la France soit membre permanent du Conseil de sécurité et détentrice de l’arme nucléaire oblige-t-il le pays sur le plan militaire et diplomatique ?

D’abord, en tant que puissance « dotée » [de l’arme nucléaire], la France est très attentive à tout ce qui touche à la prolifération, ce qui explique en particulier sa position à l’égard de Téhéran. Mais autant son statut de puissance nucléaire n’est pas contesté, autant celui de membre permanent du Conseil de sécurité peut l’être : pourquoi la France et pas l’Inde ? S’y ajoute une tradition diplomatique française de défense du multilatéralisme et de recherche d’un positionnement qui ne soit pas systématiquement dans le sillage anglo-américain.

Washington est beaucoup moins va-t-en-guerre qu’on ne le croit.

C’est ce que le président Macron a mis en scène dans son récent voyage en Chine. C’est une posture difficile à tenir au sein de l’Union européenne parce que nos partenaires, en particulier les Allemands, ne nous reconnaissent pas de « régime spécial ». Cela étant, sur ce qui serait une victoire et une défaite de la Russie ou de l’Ukraine, la France est bien plus proche de la position américaine réelle que le sont les Britanniques, par exemple ! Washington est beaucoup moins va-t-en-guerre qu’on ne le croit.

Quand Macron déclare à Pékin que Taïwan « n’est pas l’affaire de l’Europe », comment l’interprétez-vous ?

Visiblement, le président conçoit son activité diplomatique en fonction de son potentiel médiatique. Il cherche à créer l’événement et semble y prendre un certain plaisir. On se souvient de ses propos sur l’Otan en état de « mort cérébrale ». Concernant la Chine, j’ai lu son attitude comme une volonté de préserver un lien spécifique avec elle, comme il l’a fait avec Poutine. Cela peut le conduire à donner l’impression d’inverser la charge de la preuve, ce qui heurte certains de nos partenaires. Car c’est bien la Russie qui a agressé l’Ukraine, et c’est la Chine qui menace Taïwan. Pas l’inverse. Que Macron veuille afficher une différence de ligne par rapport aux États-Unis correspond à une tradition diplomatique. Celle-ci est parfois surjouée, au détriment de notre crédibilité et au profit de notre singularité.

La France est-elle isolée aujourd’hui ?

La France n’est pas seule, mais elle n’a pas suscité l’engouement européen que Macron promettait de faire naître en 2017. La politique étrangère est une affaire de longue durée. Pour produire des effets réels, il ne faut pas la réduire au déclaratoire. Une politique étrangère se juge aux effets produits pour modifier l’environnement extérieur en fonction de ses intérêts. Cela implique de commencer par faire preuve de cohérence et de constance, donc d’être crédible dans le domaine économique. C’est le point faible de notre pays, qui fait face au paradoxe suivant : s’il est le seul à formuler une approche globale au sein de l’UE, il ne parvient pas à convaincre que la « souveraineté européenne » n’est pas qu’un avatar de la puissance française. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & SYLVAIN CYPEL

 

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