En déclarant la guerre à l’Ukraine, Poutine poursuit-il un rêve impérial ou est-ce d’un autre ordre ?

Il s’agit bien de rétablir l’empire. Poutine a expliqué dans son allocution du 21 février que l’Ukraine est une malheureuse création de Lénine. Il y a chez lui la volonté de redonner à la Russie un statut international que possédait l’Union soviétique. Son désir est de rassembler sous sa coupe le monde russe, les trois Russies dont le tsar était l’empereur : la Grande Russie, la Russie blanche (la Biélorussie) et la Malorossya, la Petite Russie (l’Ukraine).

C’est la vision de Poutine, et elle se double pour lui de la nécessité d’avoir autour de son territoire un glacis d’États à souveraineté limitée. Quand il parle de la fin de l’Union soviétique comme d’une catastrophe géopolitique, il ne parle pas tellement de l’Union soviétique, il parle de la dispersion du monde russe. 12 millions de Russes au Kazakhstan, 1 million dans les pays baltes et une dizaine de millions en Ukraine. Dans le cas particulier de ce dernier pays, il y a en outre la négation d’une identité ukrainienne qui soit propre.

Est-ce la raison pour laquelle il utilise le mot « nazis » pour désigner les dirigeants ukrainiens ?

C’est bien sûr l’insulte absolue. Il y a une ignorance complète chez Poutine de l’existence d’un sentiment national ukrainien qui serait distinct du sentiment national russe. Quand il parle de nazisme, il fait entre autres allusion aux nationalistes ukrainiens de l’Ouest pendant la Seconde Guerre mondiale. Hitler leur avait promis un avenir radieux et l’indépendance en échange de leur collaboration. Ces nationalistes ont rejoint l’armée allemande, la Waffen-SS, comme l’ont fait des Lettons, des Croates, des Slovaques. En s’appuyant sur ce pan d’histoire, Poutine veut disqualifier l’existence d’une nation ukrainienne séparée du monde russe.

Ne sous-estime-t-il pas le sentiment national des Ukrainiens ?

Oui, et c’est cela qui va le perdre. Il sous-estime complètement la force de ce sentiment très vif partagé non seulement par la population de la partie ouest du pays, rattachée en 1945, mais aussi par les Russes d’Ukraine, qui représentent à peu près 30 % de la population. Le sentiment national ukrainien va encore s’affirmer.

La résistance de la population sera-t-elle durable ?

Les Ukrainiens ne vont pas déposer les armes, en particulier si l’armée russe occupe physiquement des territoires. L’armée ukrainienne résiste au sol. Elle a bloqué des colonnes de chars. Elle a abattu des hélicoptères des forces spéciales. Et l’aéroport de Kiev a été repris dans un premier temps aux forces russes qui en avaient pris le contrôle. Cela ne se passe pas comme l’état-major russe s’y attendait sur le plan militaire. Il faut bien sûr rester prudent, car je vous parle à J + 4. C’est très court. Le but de guerre de Poutine est de mettre la main sur le président Volodymyr Zelinsky soit pour l’assassiner, soit pour l’emmener à Moscou et lui intenter un procès pour « génocide » contre les Russes du Donetsk…

L’Ukraine s’attendait-elle à une opération de cette ampleur ?

La population n’est pas du tout préparée à ces événements. Elle cherche donc à fuir les combats. Mais ce n’est pas le cas de l’entourage du président Zelensky qui a anticipé la situation et reçoit des informations. Je rappelle que 20 % des Russes ont des racines ukrainiennes. Si les services de renseignement russes ont complètement phagocyté les appareils ukrainiens, l’information circule aussi de Russie à Kiev.

L’objectif russe aujourd’hui est moins militaire que politique. Le but militaire est en passe d’être atteint : ils ont détruit tous les systèmes de défense antiaériens et pris le contrôle des aéroports, ce qui permet de faire débarquer les troupes. Le but politique est de décapiter le gouvernement et de mettre en place un régime fantoche. C’est Prague en 1968 ou Budapest en 1956.

Les diplomates et les observateurs soulignent de plus en plus la solitude de Poutine. L’épidémie de Covid a-t-elle amplifié cet isolement ?

Le Kremlin est souvent décrit comme une forteresse assiégée. Poutine a peur du Covid. Quand Emmanuel Macron puis le chancelier Scholz sont venus au Kremlin, ils ont refusé le test PCR russe, d’où l’immense table de réception. Chez Poutine, la santé et le corps ont un statut très particulier. Pensez à ces photographies où on le voit chassant l’ours ou le tigre. Poutine aime se montrer en train de nager, de pratiquer les arts martiaux. Le Covid a amplifié son isolement et conduit à un durcissement. Du coup, il y a depuis deux ans un recul magistral de la diplomatie pour la bonne raison qu’on ne fait pas de la bonne diplomatie en visioconférence. L’effort de ces dernières semaines n’a pas suffi à rattraper le retard accumulé.

« Le fait que le Kremlin nie la réalité d’un sentiment national ukrainien est grave. Ce sentiment national est plus fort que tout »

Poutine ne voit presque plus personne. Il y a encore deux ans, il était au point d’équilibre des « structures de force » (l’armée, le Conseil national de sécurité…) et des milieux d’affaires. Ce n’est plus le cas. Dans sa solitude, il ne parle plus qu’à quelques proches : le ministre de la Défense, son grand copain Sergueï Choïgou, un homme de l’Altaï ; son chef d’état-major, le général Valéri Guérassimov, le concepteur de la stratégie ; le secrétaire général du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev ; le directeur du service des renseignements extérieurs, Sergueï Narychkine ; le patron du FSB, Alexandre Bortnikov…

Ces gens-là sont sur une ligne nationaliste, néo-impériale, anti-Otan, antioccidentale, limite complotiste. Poutine ne voit plus que cet entourage. Cela donne ce à quoi on assiste aujourd’hui : l’usage de la force pour rétablir l’empire.

La population de Russie peut-elle accepter une guerre longue ?

Dès le premier jour de guerre, il y a eu 1 700 arrestations en Russie. Cette guerre n’est pas populaire, mais Poutine s’en fiche. L’opinion publique ne pèse pas dans sa politique étrangère, pas plus que l’économie. L’intendance ne l’intéresse pas. Les milieux d’affaires n’ont pas le droit de se mêler de politique.

Depuis dix ans, peut-on dire que beaucoup d’occasions ont été perdues ?

Sans chercher des excuses à Poutine, je pense que nous avons traité les questions de sécurité posées par les Russes avec le plus grand mépris, sinon la plus grande indifférence. Obama considérait que la Russie était une puissance secondaire. Surtout, nous n’avons jamais répondu aux demandes de discussion sur la sécurité, qui sont certes ambiguës. J’étais à Évian en 2008 quand le président Medvedev a développé des idées dans ce sens. Nicolas Sarkozy, qui revenait à grands pas dans l’Otan, a botté en touche. L’air du temps c’était : 1) l’Otan, l’Otan, l’Otan ; 2) nous sommes tous américains. Le 11-Septembre était encore très présent dans les esprits. On a envoyé balader les Russes.

Qu’y avait-il d’ambigu dans leur demande ?

Ils voulaient une sécurité européenne sans les États-Unis. Leur vieux rêve de découplage entre Washington et les Européens. Mais on aurait pu proposer à l’Ukraine un statut de finlandisation, c’est-à-dire de neutralité. Ou un statut d’État associé dans l’Union européenne. Ce que José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, a refusé dans ses négociations avec le président ukrainien de l’époque, Viktor Ianoukovitch. Avant le grand mouvement démocratique de Maïdan en 2014, Ianoukovitch avait fait inscrire dans la Constitution ukrainienne trois points importants : la neutralité de l’Ukraine, le statut du russe comme langue régionale et la location pour cinquante ans de Sébastopol à la Russie. Poutine en était satisfait. Puis il y a eu la révolution de Maïdan. La première décision du Parlement fut de supprimer le statut de la langue russe. Une pure provocation des nationalistes ukrainiens de l’Ouest. Car en Ukraine existe une extrême droite nationaliste puissante qui représente au moins 30 % de la population. La réponse de Poutine fut l’annexion de la Crimée. Pourquoi n’avons-nous pas été capables de proposer ce statut de neutralité de l’Ukraine ? Nous portons là une grande responsabilité.

Vivons-nous un tournant dans l’histoire de l’Europe, comme l’a déclaré le président Macron ? Une nouvelle carte mondiale est-elle en train de se dessiner ?

La guerre vient juste de commencer, il faut être prudent. Je ne crois pas à la réalité d’un axe Moscou-Pékin. On a juste une photo et la certitude que Poutine et Xi Jinping ont en commun la lutte contre l’hégémonie américaine. Les Chinois sont gênés par cette guerre. Pour eux, Poutine est un personnage secondaire. Utile, sans plus.

Assistons-nous à la fin du monde bipolaire ?

Ce qui se passe est tragique, mais la portée de ces événements est régionale. Il ne faut pas l’exagérer. C’est un problème de frontières. La question est : qui contrôle le glacis ukrainien ? Réponse : la Russie. Je vous rappelle ce propos de l’ancien président de la Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, dans un entretien au Monde de 2005, titré « Il est nécessaire de poser des questions dérangeantes à M. Poutine » : « Dans l’histoire, la Russie s’est étendue et rétractée. La plupart des conflits trouvent leur origine dans des querelles de frontières et dans la conquête ou la perte de territoire. Le jour où nous conviendrons dans le calme où termine l’Union européenne et où commence la Fédération russe, la moitié de la tension entre les deux disparaîtra. » On n’a rien fait de cette réflexion. Or elle garde toute sa pertinence.

Cette guerre peut-elle durer longtemps ?

Tout est lié au sort du président Zelensky dans les prochains jours, les prochaines heures. Le fait que le Kremlin nie la réalité d’un sentiment national ukrainien est grave. Ce sentiment national est plus fort que tout. Il faut garder en tête que c’est l’histoire de l’Europe qui a inventé la nation. Or, Poutine, dans sa pensée néo-impériale, est incapable de comprendre qu’une nation ukrainienne est en formation. Un peuple est en train de s’émanciper dans le sang et la douleur. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & LAURENT GREILSAMER

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