Comment Poutine tord-il l’histoire des liens entre Russes et Ukrainiens ?

D’abord, il prétend que Russes et Ukrainiens forment un même peuple, que l’Ukraine était le territoire des ancêtres des Russes à partir du IXsiècle et jusqu’à l’invasion mongole. C’est le premier mensonge, car à cette époque existait seulement un tissu de principautés peuplées de tribus slaves et finno-ougriennes. Il n’y a aucune preuve qu’il s’agissait des mêmes tribus slaves à Kiev et sur le territoire qui est devenu la Russie. Et quand bien même ce serait vrai, quel est le rapport entre cette période ancienne et aujourd’hui ? On sait que les langues romanes sont issues du latin, mais on ne peut pas dire que les Français, les Espagnols, les Portugais ou les Roumains composent un même peuple et parlent la même langue.

Un mensonge plus grave, c’est de dire que l’Ukraine n’a jamais eu d’existence indépendante. Le territoire ukrainien contemporain a en effet été sous la coupe de divers pouvoirs, mais cela ne veut pas dire que les Ukrainiens n’ont jamais eu d’État. Il suffit de se rappeler des différents sitchs cosaques, en particulier celle des Zaporogues (XVIe-XVIIIe siècles). Il s’agissait de républiques guerrières où les chefs étaient élus au suffrage universel.

C’est aussi au sein des Cosaques que naît l’une des premières constitutions au monde. On la doit à l’hetman des Cosaques – leur chef suprême – Pylyp Orlyk. Datant de 1710, elle établit le principe de la séparation des pouvoirs au sein du gouvernement entre les branches législative, exécutive et judiciaire, près de trente ans avant la publication de L’Esprit des lois de Montesquieu. Le document limite l’autorité exécutive de l’hetman et établit un parlement cosaque, la Rada générale.

« Parler de cadeau fait par Lénine et Staline à l’Ukraine est d’une indécence totale. Ce n’est pas pour rien que l’Ukraine a adopté en 2015 des lois sur la décommunisation »

Et puis, le fait qu’un peuple n’a pas eu d’État pendant de très longues périodes ne signifie pas que ce peuple n’existe pas. On ne peut nier que le peuple kurde est un peuple, or il n’a pas son État. Pareil pour le peuple berbère. Le peuple ukrainien existe bel et bien, la langue ukrainienne n’est pas un patois russe, mais une langue tout à fait distincte.

À quels autres mensonges pensez-vous ?

Celui de dire que Lénine a créé de toutes pièces la République ukrainienne qui a fait partie de l’Union soviétique. C’est faux : dès l’éclatement de l’empire des tsars, les Ukrainiens ont constitué leur propre État : la République populaire d’Ukraine. S’ensuivent quelques années mouvementées, jusqu’à l’occupation complète par l’Armée rouge, en 1921-1922.

Ce n’est donc pas une invention de Lénine. Lui, il a mis en œuvre une politique d’enracinement pour diminuer le mécontentement des peuples vaincus : ce qu’on a appelé une culture nationale par la forme, et socialiste par le contenu. Toutes les années 1920 ont été marquées par l’épanouissement de la langue ukrainienne, par l’apparition d’une jeune intelligentsia ukrainienne qui était à la fois nationale et communiste. Dès la fin des années 1920, Staline change de politique en combattant les « nationalismes » dans les républiques soviétiques.

La moisson dans le kolkhoze Lénine du district Zhazhkovo, 18 août 1933 © Akg-images / SPL

Dans la décennie suivante, cette brillante intelligentsia ukrainienne a été physiquement exterminée, au mieux envoyée dans les camps. Après la mort de Lénine, Staline a tout fait pour soumettre la nation ukrainienne. C’est ainsi qu’il a décimé la paysannerie ukrainienne avec l’Holodomor, en 1932-1933, cette élimination par la grande famine qui coûta la vie à au moins 4 millions d’Ukrainiens. Parler de cadeau fait par Lénine et Staline à l’Ukraine est d’une indécence totale. Ce n’est pas pour rien que l’Ukraine a adopté en 2015 des lois sur la décommunisation, en interdisant tout symbole communiste en même temps qu’elle bannissait tout symbole nazi. En clair, Kiev a mis un signe d’égalité entre deux régimes totalitaires. Cela enrage Poutine qui ne pense qu’à la restauration soviétique.

Pourquoi Poutine parle-t-il de dénazification de l’Ukraine et de génocide contre les russophones ?

C’est une vieille formule soviétique. N’importe quel ennemi en désaccord avec Moscou est traité de nazi ou de fasciste. L’Ukraine occidentale, occupée par Staline en 1939 et réoccupée en 1944, a résisté au régime soviétique. Un mouvement de résistance s’y est prolongé jusqu’en 1955-1956. Pour le régime communiste, ceux qui lui résistaient étaient automatiquement des « nazis ». En réalité, il y avait parmi ces partisans d’anciens collabos, mais ils étaient minoritaires. Ces gens se battaient pour une Ukraine libre contre la domination communiste. Le président Iouchtchenko a proclamé en 2010 que les partisans qui s’étaient battus contre le régime soviétique étaient des héros nationaux. Les Russes y ont vu la possibilité de dire : Kiev est un régime néonazi qui réhabilite les collabos d’Hitler. Certes, il existe aujourd’hui des groupuscules néonazis en Ukraine, comme il y en a en France ou en Allemagne. Mais ce sont des groupes marginaux qui ne jouent aucun rôle dans la vie politique ukrainienne.

Et l’accusation de génocide ?

Le mot génocide a un sens précis, il s’agit de l’extermination des Juifs et des Tsiganes par les nazis, des Arméniens par les Turcs, ou des Tutsi par les Hutu. À chaque fois, le but proclamé est d’exterminer tout un peuple. On ne peut appliquer ce mot à des crimes de guerre qui ne sont pas dirigés contre une nation en tant que telle. Dans le Donbass, il y a eu 14 000 victimes des deux côtés pendant les huit ans de guerre entre séparatistes et Ukrainiens. Mais il n’y a jamais eu d’appel de Kiev pour exterminer la population du Donbass. Cela n’a rien à voir avec un génocide. Poutine et son entourage ont déjà utilisé cette référence en 2008 en Géorgie, où l’armée russe aurait prétendument empêché un génocide des Ossètes par les Géorgiens, autre mensonge.

Qu’est-ce qui vous choque le plus dans la vision de Poutine ?

C’est le désir de revenir à la politique de russification du pouvoir soviétique. En Ukraine soviétique, la seule possibilité de faire une carrière était d’avoir fait des études en russe. L’ukrainien était relégué au statut de langue paysanne. Appartenir à l’élite supposait de maîtriser parfaitement le russe. Les Soviétiques ont commis un grand crime contre la langue ukrainienne. Ils ont tout fait pour rapprocher l’ukrainien du russe en introduisant des mots russes, en simplifiant les règles de grammaire et de prononciation. On a assisté à une russification rampante de la langue ukrainienne.

De Kiss à la statue de la Liberté, une exposition d’affiches revisite l’image du poète national Taras Chevtchenko dans la station de métro de Kiev à son nom, 16 février 2019 © Sadak Souici / Le Pictorium

Je suis allée pour la première fois en Ukraine dans la période post-soviétique en 1992. Moi, dont le russe est la langue maternelle, je trouvais l’ukrainien très compréhensible quand je l’entendais. Il me semblait très proche du russe. En trente ans, grâce au travail des intellectuels et d’une nouvelle génération, la langue a évolué, elle a repris ses couleurs culturelles, si j’ose dire. Je constate que l’ukrainien n’est plus une langue soviétisée mais qu’il vit désormais sa propre vie. Un Russe n’en comprend plus un traître mot ! Poutine parle de l’oppression de la langue russe en Ukraine. Il n’y a pas d’oppression, le russe reste très répandu. Mais il y a une politique d’ukrainisation de l’espace public, ce qui est normal. Cela enrage Poutine pour qui l’Ukraine est une anti-Russie à cause de la décommunisation, à cause des valeurs européennes, à cause de cette indépendance nationale, linguistique et culturelle. Pour un ancien du KGB, un homme aussi profondément soviétique, et un peu malade mental, c’est intolérable. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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