La peur, c’est chose invisible, ténue, multiforme. Comme un virus ou une bactérie. On peut l’inspirer en même temps que l’air, ou bien l’avaler par accident en buvant de l’eau ou de l’alcool, ou encore en être contaminé par les oreilles, par l’ouïe, et la voir alors de ses yeux si clairement que son reflet vous reste imprimé sur la rétine même alors qu’elle s’est déjà évanouie.

Des idées de peur naquirent toutes seules dans l’esprit de Sergueïtch, après seulement cinq cents mètres parcourus sur la route qu’aucun véhicule ni piéton n’avait empruntée au cours des derniers mois. Cette route s’étirait, toute droite, comme tracée à la règle par la main géante de Dieu. À gauche, une plantation d’arbres, où alternaient tilleuls, érables et abricotiers effeuillés. Au-devant, un champ, et derrière, un autre chemin de terre pour les machines agricoles. Puis, plus loin, un autre champ, dont la pente grimpait vers Jdanivka. À droite, une légère montée, dont la crête fermait l’horizon, presque à portée de main. Passé l’horizon, des champs s’étendaient sur environ cinq kilomètres jusqu’au hameau du Lièvre. Ce hameau était déjà en « République populaire de Donetsk1 » mais il semblait déserté. Il comptait cinq ou six maisons, pas davantage. Peut-être était-ce la raison pour laquelle Svetloïé continuait à vivre sa vie comme avant la guerre, ou presque. Il n’y avait à proximité ni séparatistes ni armée ukrainienne. C’est pourquoi personne n’était parti, à quelques exceptions près. Quelques hommes avaient rejoint les milices de Donetsk pour combattre contre l’Ukraine. Deux autres – le chef de la police et le directeur de l’école – s’étaient enrôlés au contraire dans l’armée ukrainienne. Sans doute avaient-ils eu peur qu’on ne vînt une nuit les égorger parce qu’ils faisaient figure d’autorités locales. À présent, il n’y avait plus là-bas d’autorités, mais le calme régnait. Certes il y régnait déjà avant, preuve que les autorités n’y étaient pour rien. Qu’elles soient là ou non, c’était du pareil au même. Les gens simplement étaient paisibles, plus concentrés sur eux-mêmes et sur leur foyer que sur la politique.

Sa paume reposait sur le bord d’un trou d’obus, un trou énorme, plus large que la route

D’un lieu éloigné, situé du côté vers lequel il se dirigeait, mais plus loin encore, parvenait l’écho de tirs d’artillerie. Le bruit était si lointain, cependant, que Sergueïtch ne ralentit même pas sa marche. Au reste, il ne marchait pas particulièrement vite. Il regardait par terre : ses yeux étaient habitués à cette grisaille. Noir plus blanc donne gris. Ainsi se conjuguaient l’obscurité et la neige, rendant la route visible dans le soir hivernal.

La route juste en cet endroit montait très légèrement. Le village n’apparaissait pas encore. Il lui faudrait marcher encore un bon quart d’heure avant que Svetloïé surgisse devant lui, un peu en contrebas.

Mais soudain la route disparut de sa vue. Elle était toujours sous ses pieds, mais plus sous ses yeux. Sergueïtch s’arrêta, incrédule. Que s’était-il passé ?

Il s’accroupit, toucha le sol de ses mains. Il s’aperçut que celui-ci avait perdu sa blancheur. Sa paume reposait sur le bord d’un trou d’obus, un trou énorme, plus large que la route elle-même.

Il se redressa. Entreprit de contourner le cratère, mais tout à coup trébucha et manqua de tomber. Il regarda derrière lui. S’accroupit de nouveau. Il vit alors une bombe de mortier qui n’avait pas explosé. Sa main se tendit toute seule vers elle, mais avant même de l’avoir effleurée, Sergueïtch ressentit un puissant rayonnement glacé émis par l’engin explosif couché sur le bord du cratère. Il recula vivement la main et la glissa au chaud dans sa poche.

« Je ferais peut-être mieux de retourner sur mes pas… » se dit-il, mais ses jambes avaient déjà repris leur chemin. À présent, il observait la route avec plus d’attention. Elle était redevenue visible. La croûte de neige durcie crissait plaintivement sous les semelles de ses chaussures.

Les lumières d’un village apparurent au-devant.

« Regarde-moi ça ! Ils ont du jus ! » s’exclama Sergueïtch tout content. Content et envieux.

Quand il s’engagea dans la rue du village, il poussa un soupir de soulagement. Il n’avait plus maintenant qu’à gagner l’autre extrémité du bourg où vivait la vieille Nastia.

Tandis qu’il marchait, il écoutait les aboiements des chiens et se réjouissait. Chez eux, à Mala Starogradivka, il ne restait plus âme qui vive, hormis Pachka et lui. Il n’y avait plus un chien, et les chats avaient disparu. Il devait bien y avoir des souris et des rats cachés ici et là, mais ils avaient leur propre existence, tout comme la nature. Avec l’homme ou sans l’homme, ils survivraient toujours. Les chiens et les chats, c’était une autre affaire. Quant aux chèvres, aux cochons et aux poules, c’était tout bonnement impossible. 

1) L’État sécessionniste autoproclamé en 2014 dans la région du même nom.

Les Abeilles grises, trad. (russe) Paul Lequesne © Liana Levi, 2022

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