Le grand développement agricole de l’Ukraine – dont le drapeau azur et jaune figure le ciel bleu sur un champ de blé – remonte au XIXe siècle. La fertilité exceptionnelle des terres noires d’Ukraine, ce sol épais et très riche en humus qu’on appelle le tchernoziom, faisait figure de référence. Longtemps l’Europe occidentale, qui n’était pas autosuffisante, a dépendu d’importations céréalières. Jusqu’au XVIIIe siècle, le prix mondial du blé était coté F.O.B. Dantzig1. Les négociants de la Hanse faisaient commerce de blé en provenance de Moscovie, par le nord donc.

Mais avec les conquêtes russes de la fin du XVIIIe – sous le règne de la Grande Catherine (1762-1796), qui fonda Odessa en 1794 – et du XIXe siècle, l’empire descendit la Volga pour arriver à la mer Noire. On assista alors au développement céréalier de l’Ukraine, au point que la cotation du prix mondial du blé devint F.O.B. Odessa. Dans cette ville nouvelle créée de toutes pièces s’installèrent les premières grandes sociétés de négoce, comme la compagnie Louis-Dreyfus et d’importants négociants grecs, tels les frères Ralli. Ce développement fut brisé par la révolution d’Octobre, puis la collectivisation des terres. On peut voir à Kiev le monument commémorant la grande famine (1932-1933, plus de 3 millions de morts), symbole de la détestation des Russes par les Ukrainiens.

« S’agissant du blé, la Russie est devenue le premier exportateur mondial devant les États-Unis »

Ensuite, l’URSS fut relativement autosuffisante, même légèrement exportatrice. Khrouchtchev se passionna pour l’agriculture, au point d’aller visiter des fermes américaines dans l’Iowa et de lancer l’opération des terres vierges du Kazakhstan. Mais de mauvaises récoltes précipitèrent la chute du dirigeant et, de 1972 à 1990, l’URSS fut le premier importateur mondial de céréales.

Désormais, si on rassemble la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan, on obtient un bassin d’exportation qui dépassait l’an passé les 100 millions de tonnes : plus que le golfe du Mexique, plus que les exportations américaines. S’agissant du blé, la Russie est devenue le premier exportateur mondial devant les États-Unis. Avec l’Ukraine et le Kazakhstan, elle pèserait pour 60 millions de tonnes d’exportations. La mer Noire représente ainsi un tiers du marché mondial du blé, mais aussi 20 % du maïs et les trois quarts du tournesol.

La flambée des prix du blé à laquelle on assiste est un peu absurde car, en cette fin février, l’Ukraine a déjà réalisé l’essentiel de ses exportations : sur la campagne 2021-2022 (du 1er juillet dernier au 21 février), elle a ainsi exporté 18,4 millions de tonnes de blé, contre 16,5 millions sur l’ensemble de la campagne 2020-2021, 19,7 millions de tonnes de maïs, contre 22 millions l’an passé. S’il y a des tensions, ce sera sur le maïs. Enfin, l’Ukraine a exporté 5,7 millions de tonnes d’orge contre 4 millions de tonnes l’an dernier. Au total, elle a actuellement exporté 43,8 millions de tonnes de céréales, autant sinon plus que l’an passé.

En mars, il n’y aura pas d’offre de blé de la mer Noire, puisque la Russie a bloqué toute la circulation des navires marchands en mer d’Azov et que les primes d’assurance maritime ont flambé. Mais dire que Poutine utilise l’arme du blé serait excessif. L’offensive russe vise manifestement à couper l’Ukraine de la mer, à l’est de la Crimée (mer d’Azov) mais surtout à l’ouest, où se trouvent, jusqu’à Odessa, les grands terminaux céréaliers. 

 

  1. F.O.B. signifie free on board ou franco à bord, c’est-à-dire sans les frais liés au transport et les taxes afférentes.

Conversation avec E.F.

 

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