L’histoire de l’Ukraine est d’abord celle d’un groupe d’humains devenu au fil des siècles le peuple ukrainien. À la différence de pays comme la France, où l’État a progressivement façonné une conscience nationale, c’est le peuple ukrainien qui, comme beaucoup de peuples slaves, s’est constitué au fil du temps en État.

 

Le berceau slave

On peut retrouver des données sur l’actuelle Ukraine jusque dans les textes d’Hérodote, au Ve siècle avant Jésus-Christ. Mais la première étape significative de son histoire date sûrement du IXe siècle. À cette époque, les tribus slaves se réunissent en une sorte de fédération à l’initiative d’une dynastie d’origine scandinave : la principauté de Kiev, que l’on appelle également Rous’, ou Ruthénie kiévienne.

La Rous’ prospère pendant quelques siècles, développe une culture riche, puis implose. Elle sera remplacée par plusieurs principautés indépendantes, parmi lesquelles la future Moscovie, ancêtre de la Russie, et la Galicie-Volhynie, qui forme aujourd’hui l’Ukraine occidentale.

Si la courte histoire de la Rous’ est importante, c’est parce qu’elle fait l’objet de nombreuses manipulations : l’historiographie russe y voit les origines de la Russie, une continuité évidente entre Kiev et la Moscovie, ainsi que la preuve d’une homogénéité ethnique entre tous ces peuples slaves. L’historiographie ukrainienne la plus patriotique, elle, voit au contraire la Rous’ comme l’ancêtre de l’Ukraine, dont la Russie ne serait qu’une lointaine émanation. La réalité est bien plus complexe. Lorsque la Rous’ éclate, les diverses principautés ont conservé des cultures, des langues et des traditions locales qui leur sont propres. Leurs évolutions au fil des siècles seront certes parallèles, mais bien différentes.

Les destins divergent ainsi dès le XIIIe siècle, à la suite des invasions mongoles qui ravagent la région. Les princes du Nord profitent paradoxalement du « joug tatar » de la Horde d’or – l’héritière occidentale de l’Empire mongol – pour renforcer leur pouvoir et fonder la Moscovie, germe de la future Russie. La partie ouest, la future Biélorussie, échappe rapidement aux conquérants et elle est incorporée à son voisin, le jeune État lituanien. Au sud, la Galicie-Volhynie forme pendant près d’un siècle une puissance régionale très autonome par rapport à la Horde d’or, avant d’être à son tour absorbée par la Lituanie et la Pologne. L’administration polono-lituanienne, avec son ébauche de parlementarisme nobiliaire, va d’ailleurs avoir une grande importance dans la formation d’une culture politique propre à l’Ukraine. Une grande partie du vocabulaire politique et juridique en découle : encore aujourd’hui, le parlement ukrainien s’appelle « Rada », comme en Pologne, et non « Soviet » !

 

Le temps des Cosaques

En 1569, à la suite de l’union de la Pologne et de la Lituanie, les territoires ukrainiens (ou « ruthènes ») sont transférés dans leur quasi-intégralité à la Pologne. L’administration polonaise passe assez mal auprès de la population : les aristocrates polonais cherchent à constituer de grands domaines nobiliaires, tandis que les Ukrainiens sont cantonnés à la paysannerie et soumis à un dur servage. La question religieuse joue également un rôle important, puisque les Polonais sont des catholiques assez prosélytes, tandis que les Ukrainiens sont orthodoxes. La tentative, inédite, de réunir catholiques et orthodoxes au sein d’une « Église uniate » ne fait qu’exacerber les tensions.

C’est dans ce contexte que l’on voit émerger le fameux phénomène cosaque. Les Cosaques, qui existent alors depuis plusieurs siècles déjà, sont des groupes militarisés issus d’une longue tradition d’échanges entre les Slaves orientaux et les populations des steppes. En marge de la société sédentaire, ils vivent de la chasse, de la pêche et surtout du brigandage et du mercenariat – les États voisins les recrutent souvent pour régler des conflits frontaliers.

Mais c’est à la fin du XVIe siècle qu’ils commencent à prendre de l’importance sur les territoires ruthènes : un groupe de Cosaques est enrégimenté par le pouvoir polonais pour maintenir l’ordre, tandis qu’un autre groupe, indépendant, prend ses quartiers sur le bas Dniepr. On les appelle les Zaporogues. Dans ce contexte de tensions ruthéno-polonaises, les Cosaques se posent en défenseurs de l’orthodoxie et de l’identité ukrainienne contre le catholicisme et l’État polonais. Ils incarnent également un contre-modèle social très attirant : une vie indépendante, au sein d’une sorte de démocratie guerrière et égalitaire. De plus en plus de paysans ukrainiens viennent grossir leurs rangs et se soulèvent à plusieurs reprises contre le pouvoir polonais.

Leur révolte culmine en 1648, sous l’égide de l’hetman, ou chef suprême des Cosaques, Bohdan Khmelnytsky. Un événement qui est vu comme une véritable guerre de libération ukrainienne. Khmelnytsky est encore célébré aujourd’hui comme un héros national. Acculés, les Polonais acceptent la création d’une sorte d’État autonome à direction cosaque en Ukraine.

 

La Petite Russie

Cela ne dure pas. Mis en difficulté, Khmelnytsky cherche d’abord de l’aide du côté de l’Empire ottoman, avant de se tourner vers la Moscovie. Il signe le traité de Pereïaslav avec le tsar Alexis Romanov en 1654. C’est un épisode à la signification très contestée. Pour les Cosaques, il s’agit d’une mise sous tutelle de leur Ukraine, par ailleurs indépendante, en échange de certains privilèges. Pour les Moscovites, c’est le rattachement à leur empire d’un territoire qu’ils estiment leur revenir de droit. Il est d’ailleurs encore considéré par l’historiographie russe comme une « réunification », et c’est à ce titre que l’événement a été célébré en grande pompe en 1954.

Quoi qu’il en soit, c’est le moment où la future Russie commence à mettre le pied en Ukraine, qu’elle renomme à cette occasion « Petite Russie ». Le xviie est un siècle sombre pour les Ukrainiens. Le tsar Pierre Ier, qui veut construire un empire moderne, voit d’un mauvais œil les Cosaques, qui forment pour lui un contre-modèle anachronique. Leur langue est réprimée ; ils perdent graduellement leur autonomie et leurs institutions s’affaiblissent après la tentative indépendantiste de l’hetman Ivan Mazepa en 1709. À la fin du xviiie, Catherine II abolit définitivement le statut et les libertés des Cosaques. Avec le partage de la Pologne en 1772, tous les territoires de l’actuelle Ukraine sont absorbés par l’Empire russe, à l’exception notable de la Galicie, récupérée par l’Autriche.

 

Le siècle des nationalismes

Le XIXe est un siècle paradoxal. Géographiquement, l’Ukraine n’existe pas. Il n’y a aucun statut d’autonomie, aucune administration. Pourtant, c’est le moment où se développe la conscience nationale ukrainienne moderne. Dans une dynamique comparable à celles des autres pays slaves, on voit un mouvement d’abord littéraire et artistique, nostalgique, qui débouche dans les années 1840 sur des revendications politiques. Il faut citer à ce propos le poète Taras Chevtchenko, véritable héros national qui, à partir des années 1840, se signale en écrivant en ukrainien populaire, transformant cette langue uniquement parlée en langue littéraire.

Malgré cela, la fin du xixe en Russie est une période de grande répression politique et linguistique, avec une interdiction de l’usage écrit de l’ukrainien. On lit ainsi dans une circulaire russe de 1863 : « Il n’y a jamais eu, il n’y a pas, et il ne peut y avoir aucune langue petite-russienne particulière. » Et dans une autre, de 1875 : « Permettre une littérature particulière dans le parler ukrainien du peuple, ce serait fonder durablement la croyance en une possibilité de séparation dans un lointain avenir de l’Ukraine et de la Russie. » Vous avez là un double langage du pouvoir russe sur la question ukrainienne : il sait parfaitement que le fait ukrainien existe, mais il en tire la conclusion qu’il ne faut surtout pas le reconnaître parce que ce serait donner des droits à ce peuple, et menacer l’unité de l’empire. On entretient donc cette idée qu’il n’y aurait pas de langue, de culture ou d’identité spécifiquement ukrainienne. Et c’est un discours que l’on réentend de façon étonnante aujourd’hui.

 

Tentatives d’indépendance et période sombre

En 1917-1918, la chute des empires russe et austro-hongrois offrit aux Ukrainiens une occasion inespérée de faire valoir leurs droits. Mais la première tentative d’indépendance de 1918-1921, chaotique et précaire, à laquelle s’opposent les bolcheviques, aboutit à un nouveau partage des terres ukrainiennes. Leur partie principale devint la République socialiste soviétique d’Ukraine, membre fondateur en 1922 de l’URSS. Il faut rappeler que, même si cet État est d’une certaine manière fantoche, il a tout de même les attributs d’un État : un territoire, des frontières, une capitale, un drapeau, une constitution… Et le nom d’Ukraine s’impose définitivement.

Dans les années 1920, le pays connaît même une brève période d’Ukrainisation, qui se traduit par un retour à la langue d’origine dans les publications, la réouverture des écoles et des universités avec un enseignement en ukrainien… Mais, à partir du moment où Staline impose son pouvoir personnel en 1929, on entre dans une période marquée par les pires horreurs : des purges systématiques, qui visent notamment les cadres du Parti communiste ukrainien et les intellectuels ; la répression du moindre signe d’un réveil national ukrainien, interprété, encore une fois, comme un rejet du pouvoir en place et une menace à l’intégrité territoriale de l’Union soviétique ; et surtout la tristement célèbre famine de 1932-1933, que les Ukrainiens appellent l’Holodomor…

Bien sûr, les origines de cette famine sont très controversées. Aujourd’hui, la Russie ne reconnaît toujours pas son caractère organisé et la met sur le dos d’une mauvaise organisation de l’administration ukrainienne. On débattra toujours sur la manière dont cela s’est déroulé, mais il est évident qu’à partir d’un moment, pour forcer les paysans à adhérer à la collectivisation, le pouvoir a confisqué la nourriture, exécuté ceux qui essayaient de s’en procurer et empêché les paysans de fuir. Il est difficile d’avancer un nombre de morts, mais ils se comptent en millions. Ce fut la dernière grande famine d’Europe. Et c’est un traumatisme qui marque l’Ukraine encore aujourd’hui.

En vérité, lorsque la guerre éclate et que les Allemands arrivent en URSS en 1941, ils sont d’abord accueillis par la population ukrainienne en libérateurs. Des gens qui pouvaient les débarrasser de Staline ! Bien sûr, ils déchantent rapidement. Les tentatives de constitution d’un État ukrainien indépendant sont interdites par les Allemands, qui divisent à nouveau l’Ukraine et la transforment en gigantesque camp de travail. Pendant cette période, la collaboration a été réelle dans une partie de la population – un phénomène que l’on retrouve d’ailleurs dans tous les pays occupés par le Reich à l’époque. Une autre partie de la population rejoint l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), un réseau de résistance nationaliste qui lutte contre les Allemands puis, après la guerre, contre les Soviétiques. Alors que l’historiographie russe tend à amalgamer ces « nationalistes » aux nazis, il faut bien souligner qu’il ne s’agit pas là de collaboration avec le Reich. Et, bien sûr, de très nombreux Ukrainiens ont combattu dans les rangs soviétiques.

 

La russification

À partir de 1945, l’Ukraine occupe les frontières qu’on lui connaît aujourd’hui. C’est une période d’alignement politique, et surtout de russification intense. Un objectif clairement affiché par le pouvoir soviétique dans les années  1960-1980, qui devait déboucher, à terme, sur une fusion des peuples russe, ukrainien, mais aussi baltes, géorgien… Cette politique a bien sûr beaucoup nui à la langue ukrainienne, qui a été progressivement chassée des usages publics et sociaux. C’est également ce qui explique qu’aujourd’hui, trente ans après l’indépendance, autant d’Ukrainiens soient russophones.

En Ukraine, russophone ne signifie pas nécessairement russophile

En Ukraine, russophone ne signifie pas nécessairement russophile. Beaucoup d’Ukrainiens russophones sont des patriotes. D’ailleurs, on remarque que le sentiment national ukrainien a beaucoup évolué ces derniers temps. Il est passé d’un nationalisme culturel, ethnique, à un patriotisme d’État, une notion de défense du territoire qui englobe toutes les minorités à l’intérieur de ses frontières. Un patriotisme incarné notamment par le président Zelensky, un russophone qui a fait le choix de ne plus s’exprimer qu’en ukrainien, et qui défend désormais une nation. Aujourd’hui, l’Ukraine est en train d’écrire une nouvelle page de son histoire. 

 

Conversation avec LOU HELIOT

Illustrations FRANÇOIS OLISLAEGER

Vous avez aimé ? Partagez-le !