Paradoxalement, la perestroïka lancée par Gorbatchev devait être insufflée à l’ensemble de l’Union soviétique, mais elle touche assez peu le sommet de l’Ukraine soviétique. Les élites en place se méfient et voient que ce vent de réformes pourrait bien les menacer. De façon inattendue, c’est en 1986 la catastrophe de Tchernobyl qui va jouer le rôle d’amplificateur de la demande de démocratisation de la société. Absence d’anticipation de l’événement, informations dissimulées, une « expérimentation » qui a mal tourné entre les mains d’une équipe venue de Moscou… tout contribue une nouvelle fois à creuser un sentiment d’abandon de la part du grand frère.

Vers qui se tourner ? Le monde de la culture prend le relais : les débats politiques commencent à se tenir non au parlement, mais au siège de l’Union des écrivains de Kiev, jusque-là plutôt habituée aux déclamations littéraires que politiques. On y est à l’abri du pouvoir et il est possible de s’y exprimer librement. Cette maison des gens de lettres sera surnommée le « Parlement libre de Kiev ». Dans ce lieu commencent à s’articuler les idées de souveraineté et d’indépendance : armée, économie, monnaie, diplomatie, langue.

Le pays, qui s’est opposé à la révolution russe de 1917, fait de la révolution un exercice quasi permanent et le revendique

Ainsi va naître le Roukh (« le mouvement »). Nommé au départ le Roukh pour la perestroïka, il sera dans un deuxième temps propulsé sur le devant de la scène en tant que parti politique et parlementaire. Le 16 juillet 1990 est posé un deuxième acte fondateur : la déclaration de souveraineté. La République socialiste soviétique d’Ukraine exerce désormais son pouvoir de façon autonome, dans le cadre de son territoire, au sein de l’Union soviétique. Un an plus tard, en 1991, après l’échec du coup d’État mené à Moscou par des communistes hostiles aux réformes de Gorbatchev, l’indépendance est proclamée.

Cette relation plutôt distante avec les institutions est d’ailleurs visible au moment de la fin de l’Union soviétique. La Russie est à la manœuvre, mais aussi l’Ukraine et la Biélorussie. Les trois dirigeants Eltsine, Kravtchouk et Chouchkevitch se réunissent en secret pour proclamer la disparition de l’Union et annoncer la création de la Communauté des États indépendants (CEI). L’Ukraine n’en signera jamais les accords, restant présente comme simple observatrice. Ainsi a-t-elle résisté aux différentes initiatives de la Russie pour attirer les pays de son « étranger proche » par la création d’organes supranationaux, par exemple l’Union douanière formée en 2010 et rassemblant alors Russie, Biélorussie et Kazakhstan. Cet accord fera d’ailleurs l’objet d’un autre différend majeur avec l’Ukraine, qui refuse d’intégrer le groupe.

 

Qui détient le pouvoir ?

La sociologue Irina Bekeshkina a rappelé le lien particulier que la population ukrainienne entretenait avec le pouvoir. Une étude a été menée il y a quelques années, demandant à des échantillons représentatifs des sociétés russe et ukrainienne quel était selon eux le principal détenteur du pouvoir, entre le président, le gouvernement et le peuple. Les sondés russes avaient majoritairement désigné le président, tandis que, pour les Ukrainiens, c’était le peuple. On peut dire, remarque la sociologue, que « la société russe se trouve plutôt du côté de la monarchie et la société ukrainienne de l’anarchie ».

Mais à travers le cas du Roukh, ce mouvement qui a été porté sur les fonts baptismaux à la Maison des écrivains, on peut mettre en exergue un mode particulier de désignation de ceux qui auraient en Ukraine la légitimité du pouvoir. Atrophiées par le poids de l’État central, les élites politiques sont peu formées à l’exercice du pouvoir ou défaillantes (soviétisées, communistes, subordonnées…). Le recrutement des nouvelles élites se fait par d’autres biais : la société civile, le monde de la culture. Ce sont des élites professionnelles plutôt que politiques. Marginales par leur provenance, elles gardent toutefois le sens des réalités de terrain. « En ce sens, note l’expert ukrainien Sergeï Nemiritch en 2010, on a affaire à un pays très démocratique : nous n’avons pas cette tradition d’élites spécialement formées et isolées de la société. » Ce sont des professionnels de la politique formés comme élites d’un État sans véritable État précédent.

Plusieurs exemples illustrent ce phénomène, comme Ivan Dziouba, qui après l’indépendance, se souviendra que « vers la fin des années 1960, les intellectuels ukrainiens se trouvaient au premier rang de la lutte antitotalitaire ». Auteur du violent pamphlet Internationalisme ou russification, cet écrivain et traducteur a joué un rôle important dans la prise de conscience nationale. C’est lui qui, en 1966, viendra lire une lettre aux Juifs à Babi Yar, lors de la commémoration non officielle du massacre de septembre 1941 – le plus meurtrier de la Shoah par balles menée par les Einsatzgruppen en Ukraine –, lors duquel 33 771 Juifs furent assassinés par les nazis et leurs collaborateurs locaux aux abords du ravin de Babi Yar, à Kiev. Il deviendra le premier ministre de la Culture du nouvel État indépendant.

À ce terreau viendront se joindre les nouvelles générations. En 2001, une « Lettre des survivants de la jeune intelligentsia » est adressée aux responsables de l’État. Elle émane du nouveau milieu artistique qui va alimenter les « révolutions citoyennes » jalonnant l’évolution récente de l’Ukraine. La Révolution orange de 2004-2005, la révolution de la Dignité, ou révolution de Maïdan, en 2014, mais aussi, bien plus tôt, dès 1990, la Révolution sur le granit, qui réclame, entre autres, le droit pour les jeunes conscrits de faire leur service en Ukraine et de ne pas être envoyé dans une autre partie de l’Union soviétique. Ils imposent un style, un mode d’interpellation du pouvoir : la tente comme nouvel instrument des manifestants, le fait de redessiner le territoire des protestations (barricades) contre de possibles intrusions.

 

Des participants au mouvement de la place Maïdan, le 20 février 2014, jour où des snipers non identifiés ont tués 70 manifestants et 17 policiers © Jérôme Sessini / Magnum Photos

Le pays, qui s’est opposé à la révolution russe de 1917, fait de la révolution un exercice quasi permanent et le revendique. « Le pays des quatre révolutions », récapitule une journaliste au lendemain de la victoire de Maïdan. Elle parle de l’élection qui a suivi comme d’une « révolution par les urnes » ou même d’un « Maïdan électoral », fondant ainsi dans un même élan insoumission et scrutin.

 

« Nous seuls créerons notre vie »

D’autres parallèles significatifs se répondent d’un bout du siècle à l’autre. C’est le cas des Universaux, ces proclamations-lois des années 1917 qui prennent acte des principales étapes vers l’indépendance de l’État nouveau-né, la République populaire d’Ukraine. Ils sont largement diffusés et imprimés en ukrainien, russe, polonais et yiddish.

Le premier Universal annonce le 23 juin 1917 l’autonomie de l’Ukraine : « À partir de ce jour, nous seuls créerons notre vie », peut-on lire. Les restrictions viendront après, précisant que, « sans rompre avec l’État russe, le peuple ukrainien a le droit de gérer sa propre vie, sur son propre sol ». Il est complété le 16 juillet puis le 20 novembre de la même année et garantit les libertés d’expression, de réunion, le droit de grève et la liberté religieuse.

Alors que le troisième Universal proclame l’autonomie, le quatrième, en date du 22 janvier 1918, annonce l’indépendance. À son propos, l’historien Thomas Chopard remarque que « la révolution en Ukraine souligne d’un même mouvement la rapidité de l’évolution politique aux marges de l’ancien empire et pour ainsi dire l’inventivité institutionnelle de la révolution ».

Viktor Iouchtchenko va tenter de retrouver en 2006 cette inspiration institutionnelle en formant un « Universal de l’unité nationale » : il y inscrit la volonté d’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne ainsi que le rapprochement d’avec l’Otan et l’aspiration à y entrer après un référendum national.

Mur à la mémoire des soldats de l’armée ukrainienne tombés au combat contre les séparatistes du Donbass, Kiev, 21 janvier 2022 © Sergey Dolzhenko / EPA-EFE

Ce lien avec le passé et avec les personnages de l’État reste fort, comme pour servir de paratonnerre aux drames et aux convulsions possibles de ce dernier. Ainsi tous les anciens présidents sont toujours consultés au sujet des affaires de l’État les plus graves, et certains continuent d’être très impliqués, car l’État indépendant, c’est aussi une famille. Quand celui-ci est menacé durant les journées les plus noires de février 2022, lorsque les forces russes et leurs alliés lancent leur offensive sur le pays, les trois ex-chefs d’État Leonid Kravtchouk, Leonid Koutchma et Viktor Iouchtchenko lancent ainsi un appel aux signataires du mémorandum de Budapest, qui promettait à l’Ukraine des garanties pour sa sécurité en échange du renoncement à son arsenal nucléaire – à la chute de l’URSS, l’Ukraine disposait sur son sol du troisième plus grand arsenal au monde. Un appel « universel » a ainsi été lancé au plus haut niveau, mais le fracas des armes semble l’avoir étouffé. 

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