MULHOUSE. C’est devenu une habitude. Une fois par semaine, Dominique Charrue, manipulatrice en radiologie à l’hôpital Émile-Muller, s’octroie une pause plus longue que d’ordinaire. Elle quitte son service, encore vêtue de son uniforme blanc, prend l’ascenseur et s’arrête au deuxième étage où se trouvait autrefois le département de chirurgie pédiatrique. Fermé depuis quatre ans, il a été reconverti à la faveur de la crise sanitaire. L’espace accueille désormais une nouvelle unité, peu ordinaire, baptisée « Ressources ». Ici, pas d’enfants ni de malades. Les 300 mètres carrés sont dédiés à une seule mission : prendre soin du personnel hospitalier. Kinésithérapie, ostéopathie, entretiens psychologiques, hypnose, réflexologie plantaire… Durant la crise, le personnel de cet hôpital du Grand Est, épicentre de la pandémie de Covid-19 en France, a été libre d’aller et venir dans ce service où les soins sont gratuits.

 

L’idée a émergé très vite. Le 7 mars, alors que les premiers patients atteints du Covid affluent aux urgences, Bénédicte Deguille, de la direction des ressources humaines, voit une soignante « décompenser ». Le virus tue ses premières victimes et l’hôpital est pris de court. Il tente de s’organiser, de mettre en place une stratégie. Les « circuits patients » ont déjà changé plusieurs fois, les soignants sont déboussolés. La panique monte. L’administration prend conscience qu’un soutien physique et psychologique à ses employés sera nécessaire pour affronter la crise qui vient, et que la plateforme d’écoute téléphonique mise en place par le ministère de la Santé n’est pas adaptée. Une fois leur journée de travail terminée, les soignants n’ont ni l’énergie ni l’envie de prendre leur téléphone pour parler.

 

Dès le 14 mars, des psychologues de l’hôpital s’organisent en maraudes. De 11 heures à 2 heures du matin, ils parcourent en binôme les services dédiés au Covid pour identifier les soignants qui perdent pied. « Le mieux était de venir au creux de la nuit », lorsque le rythme ralentissait, « qu’ils se trouvaient face à eux-mêmes » et commençaient à réfléchir, explique Hervé Fuetterer, psychologue de l’unité. Ils les invitent alors à monter au deuxième étage, où une sorte de sas de décompression vient d’être installé.

 

De l’ancien service de chirurgie pédiatrique, il ne reste qu’une plaque au mur et quelques fresques colorées peintes sur les vitres. Derrière les portes battantes, deux chaises et une table d’appoint sur laquelle est posé un prospectus de bienvenue, écrit avec application, à la main. Contre les murs, des étagères neuves, ornées de plantes vertes. Un simple appel aux dons sur la page Facebook du groupe hospitalier a suffi à sensibiliser des donateurs, parmi lesquels figurent quelques grandes marques. Le long du couloir, une desserte régulièrement approvisionnée en crèmes hydratantes et autres produits de soins, eux aussi offerts aux soignants en signe de solidarité.

 

Les anciennes chambres font office de cabinets d’ostéopathie, de kinésithérapie. « Ce qu’ils voulaient, au début, c’est qu’on les soulage physiquement », explique Habiba Metchat, cadre de santé et membre de l’unité. Les soignants souffrent de contractures, de douleurs dorsales, liées au stress et aux différents gestes qu’ils ont à effectuer. En réanimation, ils doivent soulever des patients souvent très lourds, l’obésité étant un facteur de comorbidité. Un jour, Dominique Charrue a dû aider 140 patients à se positionner sur la table de radiographie en l’espace de treize heures. Pendant six semaines, les huit ostéopathes de l’unité ont réalisé bénévolement près de 600 séances pour soulager le personnel éreinté.

 

Allongés sur les tables, les soignants se mettent à parler. Certains acceptent finalement de consulter un psychologue. Les traiter en pleine mission est une tâche délicate. Il faut les faire parler pour leur éviter de craquer, sans pour autant aller trop loin, au risque qu’ils s’effondrent complètement. Au début de la crise, Hervé Fuetterer constate avant tout un sentiment d’impuissance. Pour les soignants, le Covid prend dans un premier temps « une allure de Faucheuse » qui choisit ses victimes sans que l’on comprenne sa logique, observe-t-il. Rapidement, la peur de mourir saisit le corps médical, jusqu’aux médecins. « Ils étaient devenus physiquement différents, se souvient Laetitia Fayolle, infirmière en psychiatrie. On voyait la mort sur leurs visages. Ils étaient tout gris. » La dernière semaine de mars, sur les 6 300 membres du personnel hospitalier, 400 tombent malades simultanément. « Ils attendaient que la fièvre passe, et puis ils revenaient travailler, confie Bénédicte Deguille. Ils refusaient de laisser leurs collègues se battre seuls. »

 

À Mulhouse, le recours à une rhétorique guerrière par le président Macron n’a choqué personne. Hôpital de campagne déployé sur le parking du personnel, sentinelles faisant le pied de grue, valse continue des hélicoptères, tri des patients, abandon des rituels de soins aux morts… « On se serait cru au Sahel », confie une infirmière. Au fil des semaines, les psychologues recueillent la parole de ceux qui ont généralement l’habitude de se taire, d’encaisser les chocs émotionnels. Un jeune soignant se confie. Lors d’une garde, il a vu son père de 60 ans arriver aux urgences. Parce que tous les lits de réanimation étaient alors occupés, il a vu son père être « sacrifié », raconte Hervé Fuetterer. La semaine suivante, c’était au tour de sa grand-mère. Des lits s’étaient libérés. À 83 ans, elle a été sauvée.

 

À la maison aussi la crise est dure à vivre. Le soutien des familles n’est pas toujours au rendez-vous. Des employés de l’hôpital ont le sentiment d’être des « pestiférés ». Dans certaines familles, on parle de leur casser un bras pour qu’ils ne puissent pas retourner travailler. « Cet écart était extrêmement dur à vivre, dit Laetitia Fayolle, ils se sentaient incompris. »

 

Au fil de la crise, les maraudes élargissent leur périmètre et vont à la rencontre des travailleurs de l’ombre : agents de service hospitalier, brancardiers, cuisiniers, secrétaires, thanatopracteurs. À la blanchisserie aussi les employés craquent. Les fenêtres donnent sur l’hélisurface, où 300 patients ont décollé vers d’autres hôpitaux français et étrangers. « On est arrivé plus d’un matin en pleurant », confie Lionel Gasser, un logisticien de 40 ans, qui consulte le kiné pour la première fois aujourd’hui. Il a des nœuds dans le dos. Dans sa tête se sont imprimées les images « des sacs sur les brancards » et « le ballet des corbillards ». Pour l’instant, il dit ne pas sentir le besoin de parler.

 

Entre le 25 mars et le 11 mai, 1 560 prises en charge ont été réalisées par une quarantaine de professionnels. L’enjeu est désormais de garder l’unité Ressources ouverte. Des subventions, dont celles de la Fondation de France, vont permettre de rémunérer jusqu’en janvier 2021 ceux qui, durant la crise, ont travaillé bénévolement. « Maintenant que la crise s’essouffle, on va voir se manifester des troubles post-traumatiques », dit Jérémie Rey, un autre psychologue de l’unité qui a déjà constaté des cas d’addiction à l’alcool, aux cigarettes, des troubles anxieux, des troubles du sommeil. L’hôpital cherche à pérenniser cette unité au-delà de la crise sanitaire, en l’adaptant au quotidien et aux besoins des soignants. « Je n’aurais jamais pensé que cela puisse exister, sourit Dominique Charrue. C’est un vrai plus dans notre quotidien. »

 

Sur le grillage qui sépare l’hélisurface de l’entrée des urgences est déployée depuis plusieurs mois une grande bannière « Urgences en grève », vestige d’une lutte passée et à venir. Si elle n’avait pas posé ses vacances à la mi-juin pour récupérer de ces trois derniers mois passés en service Covid, Dominique Charrue aurait, elle aussi, répondu à l’appel à la grève nationale. Comme ses collègues, elle craint « le retour à la normale », synonyme, dit-elle, de « manque de reconnaissance », d’équipes en sous-effectif et de plannings surchargés. Le groupe hospitalier de la région de Mulhouse et Sud-Alsace, dont fait partie l’hôpital Émile-Muller, compte 80 postes vacants. Mais, en ce jeudi après-midi, encore coiffée de sa charlotte jetable, Dominique Charrue ne pense qu’à une chose : son massage hebdomadaire chez le kiné. 

 

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