L’énigme de l’individualisme généreux
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Parmi les mots les plus détestés de l’époque : individualisme et libéralisme. Ils tracent les contours d’un monde égoïste où chacun, loin du « commun », se voit en self-made-man, focalisé sur ses seuls intérêts, indifférent au sort des autres, surtout les démunis. Une image le résume : le free rider, ou le passager clandestin, soit celui qui profite de tout sans donner rien.
Nos sociétés contemporaines étant – personne n’en doute – individualistes, le don devrait donc avoir disparu. Nous devrions tous être convaincus par ce diagnostic du funeste Édouard Drumont (1844-1917), anarchiste de droite et figure de l’antisémitisme français, qui écrivait : « Autrefois on ne parlait que de la charité, et chacun y allait de sa pièce de 100 sous. Puis on n’a plus parlé que de fraternité : alors on n’a plus donné que quarante sous. Puis d’altruisme, alors on n’a donné que deux sous. Aujourd’hui on ne parle plus que de solidarité : alors on ne donne plus que de bonnes paroles. » Formule frappante, sans doute, mais fausse. Car la réalité est exactement inverse : jamais on n’a autant donné que dans nos sociétés individualistes. On y donne souvent, on donne beaucoup, et quand tout va plus mal, on donne encore plus ! Ajoutons que nos dons ne vont pas seulement à « nos » pauvres, comme on disait jadis, mais aussi à des personnes dont on ne verra jamais la gratitude. Voilà une gigantesque anomalie : l’individualisme ne marque pas le déclin mais le triomphe de la générosité ! Comment l’expliquer ?
Tentons un détour par la genèse des sociétés humaines. L’anthropologue Marcel Mauss avait analysé dans les sociétés traditionnelles le dispositif complexe du don/contre-don (potlatch). En bref, je donne pour recevoir et je reçois pour donner, car, en donnant, j’oblige. Et cette obligation tisse un lien social, subtilement codifié, mais puissant et fort. Le don est là l’outil de l’intégration sociale. Dans les sociétés monothéistes, l’aumône fait partie des commandements divins : c’est une obligation pour le judaïsme (tsedaka), une invitation pressante pour le christianisme (charité) et un pilier pour l’Islam (zakât). Et, à chaque fois, c’est la voie pour obtenir la rémission des péchés et, sinon le salut, du moins l’espoir du salut.
Nous sommes aujourd’hui sans tradition ni religion : qu’est-ce qui pourrait donc fonder la générosité ? Apparemment pas grand-chose. D’où, souvent, la position de repli qu’offre la solidarité. À la différence du généreux qui agit de manière désintéressée, le solidaire combine altruisme et égoïsme. Être solidaire en effet, c’est agir en faveur de quelqu’un dont je partage les intérêts, de sorte qu’en défendant les siens, je protège les miens ; et en défendant les miens, je protège les siens. La solidarité repose donc, comme l’égoïsme, sur un calcul, mais un calcul élargi, qui intègre, au-delà du gain immédiat, le temps long, les générations futures, et des éléments peu quantifiables comme la convivialité, la reconnaissance, le sens du collectif…
Pourtant, si la solidarité explique bien des aspects de nos vies – les assurances, privées ou sociales, les impôts redistributifs (CSG, CRDS) –, elle n’englobe pas ce fait étrange d’une générosité en croissance continue. L’individu contemporain ne donne pas seulement pour avoir des réductions d’impôt : car, même moins cher, le don coûte toujours ! Il ne donne pas non plus pour frimer auprès de ses voisins, car, si la générosité est parfois ostentatoire, elle est très souvent discrète. Il donne parce qu’il n’est guère possible d’être heureux en voyant les autres malheureux. Il donne aussi parce qu’il a compris qu’on ne peut être un individu tout seul dans son coin, et surtout que, sans l’aide des autres ni l’aide aux autres, il est impossible de le rester bien longtemps.



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