Comment définiriez-vous la philanthropie en quelques mots ?

Je lis la philanthropie dans son étymologie. C’est l’amour des hommes et des femmes, au sens le plus pur du terme. Fondamentalement pour moi, c’est le souci de l’autre. Je l’observe chaque jour à travers les donateurs et les fondateurs [les personnes qui créent des fondations] que je rencontre.

Qui est philanthrope en France ?

La philanthropie a de nombreux visages. La générosité en France, c’est 7,5 milliards d’euros, apportés par des personnes physiques et des personnes morales. 60 % de ces sommes – 4,5 milliards – viennent de particuliers. Il n’y a ni petite ni grande philanthropie. Ce qui la guide, c’est l’envie d’agir pour l’autre. La Fondation de France a été créée il y a cinquante ans pour développer la générosité privée au service de l’intérêt général. À l’époque, ce n’était pas une question d’argent. Cette démarche interrogeait déjà le rôle de la société civile : au-delà de mon impôt, comment puis-je agir, à titre individuel, pour une cause d’intérêt général qui me touche ?

Qu’en est-il des personnes morales donatrices ?

40 % des sommes données viennent du monde de l’entreprise. Contrairement aux idées reçues, plus de 96 % des entreprises mécènes sont des TPE-PME. C’est très impressionnant. Ce phénomène s’est beaucoup développé depuis une dizaine d’années, avec des entreprises conscientes qu’elles ont un rôle à jouer pour la collectivité.

Qui sont les donateurs ?

On peut observer deux types de donateurs : ceux qui donnent sous le coup de l’émotion, en cas de catastrophe, comme lors des ouragans aux Antilles, ou du tsunami de 2004 ; et tous ceux qui donnent de manière régulière, souvent pendant la période de Noël, temps du partage, ce qui explique la forte saisonnalité du don (plus de 40 % pendant le dernier mois de l’année). Ces donateurs choisissent leur impôt en l’affectant à une cause. On le dit rarement, mais choisir son impôt a un coût, puisque « seul » 66 % du montant du don est déduit.

Plus les gens sont âgés, plus ils donnent. Mais on constate que l’âge moyen des fondateurs baisse. À la Fondation de France, nous accueillons de plus en plus de jeunes entrepreneurs qui viennent créer des fondations abritées. Ils expriment ce besoin de sens, d’engagement, cette envie d’agir pour les autres. Cette nouvelle génération de fondateurs implique ses enfants dans la gouvernance, même s’ils sont mineurs.

Quelle est la singularité de la philanthropie en France ?

Comparée à de nombreux pays européens ou aux États-Unis, la philanthropie en France est de culture très récente. C’est lié à notre histoire – le poids de l’État providence, la prise en charge de l’intérêt général par les pouvoirs publics. Les grandes fondations américaines sont bien plus anciennes, comme la Fondation Rockefeller. On oppose souvent la grande philanthropie américaine aux petites fondations françaises. En fait, la grande différence porte d’abord sur les règles de gouvernance. Un philanthrope américain peut décider d’être seul maître à bord et choisir les actions d’intérêt général qu’il veut mener. Quand elles portent sur des milliards de dollars, le risque est réel d’une privatisation de l’intérêt général. En quoi une personne, aussi valeureuse soit-elle, est-elle légitime pour décider des priorités en matière d’éducation ou de santé ? En France, les fondations reconnues d’utilité publique comme la Fondation de France, ont une gouvernance très encadrée et basée sur le principe de la collégialité et de l’équilibre des pouvoirs. Derrière les conseils d’administration, dans lesquels les fondateurs n’ont pas la majorité, il y a des comités consultatifs de bénévoles qui travaillent ensemble pour faire des recommandations sur les priorités d’actions et les programmes à développer. Ces mécanismes sont certes lourds, mais ce sont eux qui donnent leur légitimité à l’action philanthropique.

Quelles mesures fiscales nouvelles seraient selon vous opportunes pour « démocratiser » la générosité ?

Je pense à deux mesures possibles. D’abord, la moitié des foyers fiscaux ne paient pas d’impôt. En revanche, ils paient la CSG prélevée sur les salaires. Il pourrait être intéressant d’inventer un mécanisme qui génère un crédit d’impôt si vous faites un don, en déduction de la CSG. Une autre mesure concerne le don de RTT. Toutes les entreprises provisionnent ce coût. De nombreux salariés estiment qu’ils pourraient offrir une ou deux journées de RTT par an pour les donner en euros à une association ou à une fondation. Ce mécanisme n’est ni difficile ni coûteux à mettre en œuvre.

Quels grands élans de générosité gardez-vous à l’esprit ?

J’ai parlé des ouragans et du tsunami, mais d’autres moments ont été extraordinaires, moins par les montants collectés que par leur dimension humaine. Je pense aux attentats du Bataclan et de Nice à la suite desquels la générosité s’est exprimée avec une intensité très émouvante. Je me souviens d’Olivier Ribet, qui a perdu son fils Valentin au Bataclan. Quelques jours après, il est venu nous voir avec son épouse. Parce que Valentin, étudiant en droit, était très sensible aux injustices, ils ont décidé de créer la Fondation Valentin Ribet pour aider les jeunes à s’insérer dans la société. Là, on ne parle plus d’argent, mais de vivre tous ensemble en société.

Plus récemment, une semaine avant le confinement, nous recevions des signaux d’alerte de la part des associations. Dans ce moment d’inquiétude nationale, nous avons décidé d’agir, mais pas seuls, car l’ampleur de cette crise nécessitait une réponse forte et collective. D’où l’alliance nouée avec l’AP-HP et l’Institut Pasteur. Trois mois après, trente millions d’euros ont été collectés et plus de cinq cents projets menés pour aider les soignants, la recherche et les personnes vulnérables. Cette capacité collective à se mobiliser et à s’unir a été extraordinaire. La situation nous dépassait mais nous avons agi ensemble ; c’est un signal plein d’espoir.

Vous avez été surprise ?

J’ai été très impressionnée par l’ingéniosité et l’agilité des acteurs du monde associatif. Ils se sont très vite organisés pour adapter leurs activités et poursuivre leurs missions. La Fondation a été l’artisan de certaines coopérations inédites entre des milieux qui fonctionnaient en parallèle : par exemple, entre, d’un côté, des associations inquiètes de ne pas pouvoir distribuer des repas à tous ceux qui frappaient à leur porte, et, de l’autre, des traiteurs solidaires qui étaient contraints d’arrêter leur activité faute de commandes. Nous avons créé le lien entre eux, et ces entreprises ont préparé des repas qui ont été donnés aux associations d’aide aux plus démunis.

Quelle est la vocation de la Fondation de France à présent ? Qu’est-ce qui vous tient à cœur ?

J’ai une conviction très forte : chacun de nous a sa part d’intérêt général, et l’engagement philanthropique permet à chacun de l’accomplir à sa manière. La philanthropie permet d’innover, de tester des façons de faire différentes pour répondre à des besoins. Elle a cette agilité que ne peut pas avoir l’État. Il peut y avoir des échecs, mais au bout du compte, cela permet de mettre au point des dispositifs, des modèles que les acteurs publics peuvent ensuite pérenniser. Le rôle de la Fondation de France est de développer la philanthropie dans notre pays, d’accompagner tous ceux qui ont envie de s’engager. Nous sommes très exigeants dans la sélection des projets que nous soutenons, nous les suivons, nous les évaluons. Cela se construit au fil du temps. On a beaucoup parlé d’urgence, mais ce que la philanthropie a pour elle, c’est le temps long. À la différence d’autres acteurs tenus par le court terme, nous n’avons pas de résultats trimestriels à produire.

Avez-vous l’impression que l’État se défausse sur vous de certaines missions de service public ?

L’action de la philanthropie est complémentaire de celle de l’État : nous ne travaillons pas à la même échelle, nous avons des marges de manœuvre et d’initiative que n’a pas l’État et, encore une fois, la possibilité d’agir dans le temps long. Si l’on prend l’exemple de l’éducation, nous ne sommes pas voués à prendre en charge la totalité des décrocheurs scolaires en France. En revanche, notre programme de lutte contre le décrochage nous permet d’expérimenter des initiatives, des dispositifs originaux pour prévenir ou prendre en charge ces jeunes. Chacun doit jouer sa partie.

À quels critères le don doit-il répondre pour être efficace ?

C’est la question la plus compliquée, et l’enjeu essentiel. D’abord parce que l’argent est très précieux et qu’il y en a peu au regard des immenses besoins. Mais aussi parce que le donateur nous fait confiance. Nous devons honorer cette confiance et pouvoir dire que nous avons été le plus efficace possible. Lorsque nous réfléchissons à un programme d’action, nous travaillons avec des bénévoles qui partagent leurs savoirs et leurs expériences pour déterminer à quel endroit et de quelle manière il est pertinent d’intervenir. Prenons notre programme à destination des prisonniers. Le constat : un taux de récidive parmi les plus forts d’Europe – un taux de 60 % de recondamnation après une incarcération. Avec notre comité, qui réunit toutes les parties prenantes, nous avons défini les critères et le type de projets que nous cherchions. Des projets qui cultivent le lien familial, qui organisent le retour à l’emploi, qui prévoient des solutions en matière d’habitat, ou qui articulent ces différentes dimensions. Ces projets, nous les évaluons à mi-parcours, en organisant des temps d’échange avec tous les acteurs concernés, pour identifier les réussites, mais aussi les difficultés rencontrées. Pour, ensemble, essayer de tirer des fils, de débloquer des situations. Notre plus grande force, c’est cette capacité à travailler en réseau.

Selon vous, que dit la philanthropie de notre pays ?

J’ai une vision très déformée de la société. Je ne vois que deux catégories de personnes : d’un côté, les donateurs, des gens très engagés, et, de l’autre, des associations et des personnes qui agissent sur le terrain auprès de ceux qui en ont besoin. Pendant le confinement, j’ai vu beaucoup de gens généreux, extraordinaires, impliqués. C’était une période paradoxale où, dans le même temps, chacun était inquiet pour soi et les siens et multipliait les gestes de solidarité de toutes sortes. L’enjeu aujourd’hui est de transformer et de faire vivre ce mouvement de solidarité pour affronter dans les mois à venir les difficultés économiques et sociales qui nous attendent.

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

 

 

 

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