Mon envie d’aider des enfants en difficulté par l’art est née de deux temps forts. Le plus récent remonte à mon installation avec mon épouse Élisabeth dans un village de la Normandie profonde, près de Dreux, au début des années 1990. Un jour, l’adjoint au maire est venu nous parler d’une famille démunie qui vivait dans la gare désaffectée du village. « Il faut faire quelque chose », nous a-t-il pressés. Nous étions en plein hiver, il n’y avait pas de carreaux aux fenêtres. Notre première réaction a été de demander ce que faisaient les services sociaux. Un éducateur m’a proposé de rencontrer avec lui les familles dont il s’occupait. J’ai vu des choses hallucinantes. C’était la honte qu’on cachait. Un échec social, un tabou dont nul ne voulait parler. J’illustrais alors une carte de vœux pour Rocard, qui était Premier ministre à l’époque. J’en ai profité pour lui demander comment agir. Son chef de cabinet m’a aussitôt conseillé de créer une association. Ce fut La Source, qui a été lancée en 1991. Devant ces situations inadmissibles, j’ai eu une prise de conscience, qui m’a renvoyé à une autre, datant de mon enfance. Mes parents, un couple difficile, m’avaient placé dans un village de Bourgogne chez un oncle et une tante que j’adorais. Là-bas, toutes les familles accueillaient plusieurs enfants de l’Assistance publique. Certaines les prenaient pour recevoir de l’argent mais les traitaient très mal. Aux repas, leurs propres enfants mangeaient bien mieux que ceux de l’Assistance. J’étais bien sûr trop jeune pour agir, mais j’ai vu ces gamins devenir adolescents. Très peu s’en sortaient. Un jour, l’un d’eux a tué la directrice d’un centre social. En Normandie, j’ai retrouvé les mêmes injustices. Cette fois je ne pouvais plus passer à côté. Mais j’étais un peintre dans son atelier. J’ignorais comment fonctionnait une association. J’ai été conseillé de façon très professionnelle. On a mené une étude économique sur les familles démunies du département. On a trouvé une équipe d’éducateurs. Et je me suis démené pour réunir les fonds nécessaires au fonctionnement de La Source auprès des ministères et avec l’appui de quelques personnalités.

 

Le passage à l’acte consistait à créer des ateliers d’une vingtaine d’enfants avec un artiste et un éducateur spécialisé. La règle d’or de notre projet est restée la même : l’art doit être au service du social. La Source n’est pas une école de peinture. On n’est pas là pour faire de ces enfants des artistes. On se sert de l’art pour leur montrer que, par le biais de cette chose étrange, on leur offre une ouverture vers la liberté, vers une prise de conscience aussi de leurs responsabilités. Cela passe par une relation amicale entre l’artiste et l’enfant, avec un dialogue entre eux. Dans le premier atelier que j’ai constitué, j’ai d’abord branché les petits sur le théâtre car c’est de l’art vivant qui leur parle bien. Je les ai emmenés au théâtre du Châtelet où j’avais créé les rideaux de scène. On a visité la cage de scène du théâtre, une image très forte pour eux. Puis le mercredi suivant, j’ai proposé qu’on réalise un décor ensemble, et qu’ensuite chacun fasse son propre décor. On a composé une perspective de théâtre qui donnait un objet beau à regarder. Puis, pendant trois mois, chaque enfant a travaillé à son propre décor. On a toujours eu le désir, une fois le travail achevé, de réunir les parents pour établir un lien avec eux. C’est l’un des secrets de La Source : on organisait une petite fête où les enfants étaient fiers de montrer ce qu’ils avaient accompli. Ils avaient entre 7 et 10 ans. C’était des enfants assez éteints, on était là pour les éveiller. Un enfant gâté qui a un train électrique, il en veut un plus beau. Ces enfants-là ne demandaient rien. Il fallait créer du désir chez eux. C’est là que l’art est étonnant : on crée du manque. Gamin, j’ai connu un échec total, j’ai tout raté dans mes études. Dès quatre ans, ce sont mes mains qui m’ont sauvé. Je dessinais pour amuser les maîtresses d’école et mes copains. Par instinct depuis ma naissance, j’ai beaucoup confiance dans l’art et ce qu’il apporte de vitalité. Un enfant qui se noie a le réflexe de bouger les bras. Faire une œuvre d’art, c’est bouger pour qu’il se passe quelque chose. Et la magie se produit. Comme je l’ai vécu, il m’était facile de le transmettre.

 

C’est justement le but de La Source, la transmission. Tous les artistes sont des enfants qui ont oublié de grandir. Ceux qui sont passés ici ont eu à cœur de transmettre un peu de cette utopie liée à l’art. Le premier atelier, je l’ai confié à l’artiste Robert Combas. La Source existait mais on n’avait pas encore de local, on travaillait dans un garage. C’était l’hiver, il fallait casser la peinture avec un marteau. Combas emmenait les gosses dans les rues d’Évreux. Ils faisaient les poubelles pour rapporter des objets bizarres, une vieille machine à coudre… Avec ça, ils ont fait une espèce de cheval de Troie. J’entends encore Combas leur dire : « Vous voyez les enfants, ça c’est une œuvre d’art. » C’était un discours un peu farfelu auquel ils n’étaient pas habitués. L’art n’est pas un luxe mais une nécessité pour être bien dans sa peau. Cette aventure me confirme jour après jour cette nécessité et cette intuition que j’ai ressenties gamin. Je n’ai pas choisi l’art pour sauver ma vie. L’art est venu à moi naturellement. Pour moi, c’est la chose la plus essentielle. L’art est la clé pour créer cette ouverture d’esprit qui permet aux enfants de s’épanouir.

 

Les artistes qui passent à La Source – plus de deux cents depuis l’origine, qui ont soutenu chaque année 12 000 enfants et parents – partagent ce sentiment : le contact avec les enfants est d’une richesse incroyable. Si l’art est au service même d’un seul enfant et qu’on change sa vie, ça vaut vraiment le coup d’agir ! 

 

 

 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

 

 

 

Illustration Stéphane Trapier

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