C’est une question qui est devenue au fil des ans un véritable débat de société de part et d’autre de la mer Égée : qui, de la Grèce ou de la Turquie, peut légitimement revendiquer la paternité du baklava ? Le questionnement semble anecdotique mais le sujet est sensible. Côté turc, l’idée même de poser la question irrite pâtissiers et édiles, convaincus de l’incontestable turcité du divin dessert. Côté grec, chefs et journalistes raillent cette morgue gastronomique. Réactivation douce-amère des tensions historiques entre les deux pays, la querelle pourrait s’arrêter là si elle ne s’ajoutait à la longue série de controverses culinaires qui ont secoué ces dernières années les pourtours du bassin méditerranéen : « guerre » du houmous entre Israël et le Liban, du couscous entre le Maroc et l’Algérie, du vin Teran entre la Slovénie et la Croatie.

Comment parler en effet de cuisines réellement « nationales » dans cet espace méditerranéen marqué depuis l’Antiquité par des circulations et des échanges ?

Face à ces chicanes identitaires, les réactions sont partagées. Aux regards amusés et aux rires sardoniques des uns répond le dédain d’esprits cartésiens affligés par la trivialité et l’approximation historique de telles revendications. Comment parler en effet de cuisines réellement « nationales » dans cet espace méditerranéen marqué depuis l’Antiquité par des circulations et des échanges permanents qui ont façonné un substrat culturel et culinaire commun à l’ensemble des sociétés qui se le partagent ? Et les multiples variations gastronomiques comme lexicales qui émaillent les répertoires culinaires nationaux ne sauraient masquer l’essentiel : l’existence de produits, de plats et de commensalités partagés s’affranchissant allègrement des frontières officielles. La pizza italienne ? Une cousine assez proche du manouché libanais, du lahmajun égyptien, du pide turc ou même de la pissaladière franco-niçoise. Les tapas ? La déclinaison espagnole du modèle du mezzé commun à l’ensemble des régions orientales et méridionales du pourtour méditerranéen. Du côté des boissons aussi, le constat diverge peu : pastis, ouzo, raki, arak et autres alcools à l’anis dessinent une aire culinaire où les complémentarités prennent largement le pas sur les différences.

Quels moyens mettre en œuvre pour que les identités et les cultures locales ne soient destinées ni à disparaître ni à se voir sottement folklorisées ?

Est-ce à dire que ces dissensions gastronomiques qui électrisent aujourd’hui les relations diplomatiques interrégionales se résument à de vulgaires guerres de clocher entre des pays à la recherche de reconnaissance ? Elles sont au contraire l’expression, dans et autour des assiettes, des profonds questionnements qui agitent aujourd’hui nombre de sociétés méditerranéennes. Comment concilier dynamiques de développement, traditions séculaires et nouveaux enjeux globaux, notamment environnementaux ? Quels moyens mettre en œuvre pour que les identités et les cultures locales ne soient destinées ni à disparaître ni à se voir sottement folklorisées ? Comment exister au sein d’un monde désormais globalisé, où la concurrence entre pays est devenue la norme ?

Pour certains acteurs, la réponse à ces défis transnationaux peut désormais se résumer en deux mots : partage et complémentarité. Partage de connaissances et d’expériences d’une part, complémentarité dans la manière de trouver des solutions susceptibles de transcender frontières nationales et particularismes locaux. En 2013, l’inscription de la diète méditerranéenne sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco a ainsi ouvert la voie à de nouvelles formes d’action à l’échelle de la région. Point de candidature unique, mais une demande de reconnaissance officielle portée par plusieurs pays – Chypre, Croatie, Espagne, Grèce, Italie, Maroc et… Portugal (sic !) – considérant que leurs points communs devaient prendre le pas sur leurs différences. Un modèle de gouvernance sur lequel s’appuyer pour tenter de répondre aux défis auxquels est déjà confronté le monde méditerranéen ? 

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