Les civilisations méditerranéennes sont des civilisations du blé. C’est la céréale qui y est la plus consommée, que ce soit sous forme de pain, de galette, de pâtes… Et c’est, encore aujourd’hui, le produit phare à l’aune duquel on mesure le coût de la vie. Ce sont d’ailleurs souvent des pénuries ou des augmentations drastiques du prix du blé qui ont été à l’origine des plus grandes crises politiques et sociales dans la région — la dernière en date étant peut-être la série d’immolations par le feu qui a eu lieu à la suite de l’augmentation du prix de la farine en Tunisie en 2010, juste avant le « printemps arabe ».

Car le blé est une denrée précieuse, dont le prix peut beaucoup fluctuer. Pourquoi ? Parmi tous les produits qui constituent l’alimentation méditerranéenne, le blé a une spécificité : si tous les pays méditerranéens en sont de gros consommateurs, seulement la moitié d’entre eux en produit. L’autre moitié doit l’importer. La raison est simple : le blé est une culture très intensive en eau, encore plus que le maraîchage, et il demande une terre très fertile. On le cultive donc essentiellement au nord de la Méditerranée, notamment en France, en Italie, en Ukraine et en Russie, des pays qui exportent leurs céréales dans le monde entier. Les pays du Maghreb, le Liban, Israël, la Palestine et tout le Moyen-Orient méditerranéen ont, de leur côté, une production très réduite et dépendent fortement des exportations. À titre d’exemple, 70 % du blé importé par l’Égypte vient d’Ukraine. Et 30 % du blé mondial transite par la mer Noire, puis la Méditerranée !

Le blé est donc très dépendant des aléas économiques et géopolitiques dans la région. On en a un triste exemple aujourd’hui : lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine le 24 février 2022, l’impact sur les flux de blé a été immédiat. À cause des combats et des bateaux de guerre stationnés au large des côtes ukrainiennes, les navires de céréaliers au départ de l’Ukraine ne pouvaient plus traverser la mer Noire pour rejoindre la Méditerranée et desservir le Maghreb et l’Afrique du Nord, occasionnant des tensions très fortes autour de la farine dans ces pays. En juillet 2022, sous l’impulsion de l’ONU et de la Turquie, un accord a été trouvé avec la Russie, autorisant les navires céréaliers à circuler le long d’un « corridor », ce qui a permis d’exporter 80 % du volume habituel de blé. Malheureusement, en juillet 2023, la Russie s’est retirée de cet accord et a refermé ce corridor. Depuis, les inquiétudes montent, et la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et le Programme alimentaire mondial tirent la sonnette d’alarme : sans le blé transitant par la mer Noire, il y a un gros risque d’insécurité alimentaire dans toute la région méditerranéenne sud.

À court terme, en effet, on ne sait pas comment remplacer le blé ukrainien. Impossible de compter sur la production locale, trop insuffisante, et menacée par le réchauffement climatique et les conflits d’usage autour de l’eau. La seule solution, dans l’immédiat, est de se tourner vers d’autres fournisseurs, en l’occurrence l’Europe du Nord, l’Amérique du Nord, l’Argentine ou l’Australie. Cela va toutefois entraîner des coûts de transport et des coûts écologiques extrêmement élevés.

À moyen terme, il s’agira de dynamiser la production locale à grand renfort d’investissements dans les infrastructures, notamment pour l’irrigation, mais aussi pour le stockage, afin de se protéger contre une trop grande fluctuation des prix. Certains pays, comme l’Algérie, ont déjà décrété un prix d’achat du blé supérieur à celui du marché dans le but de soutenir les producteurs locaux. D’autres commencent à interdire l’exportation de blé à l’extérieur du pays ou à mettre en place des soutiens à la consommation, au risque de voir exploser la dette publique. Ces mesures ne suffiront cependant pas. Il faudra, à plus long terme, engager une véritable transition de la consommation vers d’autres céréales plus accessibles. Une chose est certaine, dans les années à venir, les tensions sur le blé en Méditerranée risquent de devenir la norme.

Conversation avec L.H.

 

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