Pourquoi avoir choisi l’alimentation en Méditerranée comme objet d’étude pour ce festival ?

Maryline Crivello : La Méditerranée est conçue ici comme un laboratoire d’expérimentation, de recherche et de réflexion. Seulement, il n’en a pas toujours été ainsi. La construction scientifique de la Méditerranée au xixe siècle, sous l’impulsion du géographe Élisée Reclus, concernait davantage l’espace maritime, l’étendue liquide bordée de rives et parsemée d’îles. Cette conception de l’espace méditerranéen s’est modifiée et a pris en considération une unité physique et climatique, sous l’influence de Paul Vidal de La Blache. Puis, Fernand Braudel l’élargit à la « Plus Grande Méditerranée », un espace-mouvement qui inclut non seulement la mer, mais aussi les terres intérieures jusqu’au Sahara. Et, depuis les années 2000, avec la parution de l’ouvrage The Corrupting Sea de Peregrine Horden et de Nicholas Purcell, s’impose l’idée d’une Méditerranée connectée, reliée au monde par différentes formes de flux, de circulations. La Méditerranée est aujourd’hui un véritable carrefour d’échanges économiques à l’échelle de la planète, une destination touristique attractive, ainsi qu’une frontière aux portes de l’Europe. Dans ce cadre, l’alimentation s’avère un prisme très éloquent pour comprendre l’histoire culturelle de cet espace, la façon dont les sociétés fabriquent des modèles – la diète méditerranéenne en est un –, sans nier la part de différences et de controverses sur ces sujets.

Thierry Fabre : Si on prend la belle définition par Hannah Arendt du politique, qui « prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes », alors l’acte de manger se révèle profondément politique. Dans le monde méditerranéen, il y a cette idée de partage du repas, de la convivencia [mot espagnol désignant une cohabitation harmonieuse] : on discute, on s’engueule, mais on fait avant tout du repas un temps de mise en commun, au-delà des appartenances. L’alimentation est un magnifique théâtre social !

Est-ce spécifique à l’espace méditerranéen ?

M.C. : Ce sont certainement moins les ingrédients qui caractérisent l’alimentation méditerranéenne qu’un système alimentaire propre : des techniques de préparation de l’alimentation typiques de cet espace, comme les soupes ou les farces, les modes de cuisson, le grillé ou la friture, les jeux avec les couleurs et les épices, les odeurs, les saveurs, les textures aussi – songez aux pâtes al dente, par exemple. Et il y a cet art du partage qui culmine avec la tradition des tapas, des mezzés, qui sont des formes de sociabilité et de convivialité. On aurait tort, cependant, de parler d’alimentation méditerranéenne au singulier ! Il n’y a que de la pluralité, de la diversité et des apports successifs. L’histoire de cet espace, les mouvements de population, les colonisations, les interactions religieuses ont eu une influence profonde sur l’extrême variété des traditions culinaires.

En quoi se distingue-t-il d’autres espaces culinaires ?

T.F. : Le monde méditerranéen se caractérise par la présence permanente de l’autre. Depuis plus de vingt siècles, les monothéismes y cohabitent, dialoguent, s’affrontent, et ces interactions se traduisent dans cet acte de la culture quotidienne qu’est le repas. Les interdits alimentaires demeurent et continuent à structurer une partie des repas – mangera-t-on casher, halal, boira-t-on du vin ? Ces choix symboliques construisent un rapport au monde multiple, où les différences coexistent : l’espace méditerranéen produit et boit la moitié du vin mondial, alors même qu’une partie de ses pays en interdit, officiellement, la consommation. C’est pourquoi le terme de « partage » est si juste quand on parle de Méditerranée, du fait de son double sens : c’est à la fois ce qu’on a en commun et ce qui nous divise.

Pourquoi le fameux « régime méditerranéen » intéresse-t-il au-delà de ses frontières ?

M.C. : Cette idée de « diète méditerranéenne » s’est construite après-guerre, en phase avec des recherches menées par des médecins et scientifiques américains, notamment Ancel Keys, pour en mesurer les bienfaits en matière de santé. C’est donc à partir des années 1970 que ce concept prend de l’ampleur, autour de quelques éléments phares – l’huile d’olive, les légumes, les légumineuses, les fruits à coque, les céréales… – et gagne en reconnaissance, jusqu’à son inscription au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco, en 2013. On constate là une volonté de faire de l’« alimentation méditerranéenne » un atout attractif et un modèle partagé de patrimoines culinaires.

T.F. : Dans son essai Où atterrir ?, Bruno Latour nous invitait à relier à la fois un sol et un monde. Si l’on n’est que sur un sol, on risque la dérive identitaire par la valorisation excessive des terroirs ; si l’on n’est que dans le monde, cela nous entraîne dans une globalisation où l’on perd toute attache. Tandis que la tension entre ces deux pôles offre, elle, un juste équilibre, une richesse dont la Méditerranée est emblématique par sa connexion au reste du monde. Pour le grand public, l’aliment clé de la diète méditerranéenne, c’est la tomate. Or on oublie qu’elle vient d’Amérique ! C’est un monde aux frontières poreuses, et qui désormais s’exporte au-delà de son simple bassin géographique. Dans les diasporas, les langues se perdent, mais pas la cuisine. Et aujourd’hui, la cuisine méditerranéenne vit aussi bien à New York ou à Berlin, qu’à Beyrouth, Palerme, Alexandrie ou Marseille.

La globalisation que vous évoquiez est-elle une menace ou une opportunité pour les cuisines méditerranéennes ?

T.F. : Les deux phénomènes sont concomitants. Alors même que le régime crétois s’exporte dans le monde, de récentes études montrent que les jeunes générations, notamment dans le monde arabe, sont de plus en plus friandes d’un modèle alimentaire de type fast-food qui pose de sérieux problèmes de santé publique, notamment d’obésité. La Méditerranée ne se tient donc pas à l’écart des phénomènes globaux. Subsiste néanmoins une sève particulièrement puissante, qu’une partie des jeunes générations font le choix de se réapproprier, au nom des enjeux climatiques ou de la biodiversité : on le voit par exemple avec le développement du vin naturel ou des circuits courts. Ne sous-estimons pas cette source, toujours vive, des cuisines méditerranéennes !

M.C. : Il ne faudrait surtout pas rester sur une vision figée de l’« alimentation méditerranéenne » ! Au fil des siècles, les produits clés ont évolué, selon les apports d’autres zones géographiques – l’Asie, l’Afrique subsaharienne et, bien sûr, l’Amérique du Sud après sa découverte. Cette histoire se poursuit avec la globalisation des échanges marchands, avec le métissage, mais aussi, de plus en plus, avec le changement climatique, qui suscite des évolutions dans les productions. On teste ainsi en Provence des cépages du sud de l’Italie ou de la Grèce, adaptés à un climat plus chaud et plus sec.

T.F. : On observe le même phénomène avec le blé en Tunisie, par exemple, où les cultivateurs se réapproprient des semences anciennes, qui résistent mieux au stress hydrique et aux fortes chaleurs. Cette réappropriation ne doit pas être vue comme un repli, mais plutôt comme un rappel des ressources qui ont permis à cet espace de développer une telle richesse culinaire.

La Méditerranée se réchauffe plus fortement que le reste de la planète. Est-ce une menace pour la sécurité alimentaire de cet espace ?

M.C. : Des questions majeures de résilience vont se poser et se posent déjà fortement, sur la rive sud notamment. Dans certains pays du Maghreb, le succès du tourisme entraîne des conflits d’usage de l’eau, qui peuvent mettre en péril les capacités d’irrigation. Là encore, on touche à la complexité du sujet de l’alimentation, qui décourage toute vision simpliste et globalisante dès lors que la dimension humaine y est omniprésente.

T.F. : Le sujet de l’alimentation a une portée politique en termes de mode de vie. On peut estimer qu’il existe un mode de vie à la méditerranéenne, un style de vie fondé, pour reprendre « la pensée de midi » chère à Camus, sur la mesure plutôt que sur la démesure, et dont l’alimentation est l’une des composantes. Adapter ce mode de vie au changement climatique, cela peut passer par des solutions techniques : en Israël, on travaille déjà sur des formes d’irrigation high-tech afin d’économiser l’eau. Cela passe également par une sorte de réinvention des traditions, avec la promotion de circuits courts et de produits de saison, ou la limitation des pesticides et des déchets. Il y aura plusieurs chemins pour affronter ce qui vient.

M.C. : Le plus difficile de ces chemins reste, tout de même, l’appropriation individuelle. C’est aussi pour cela que nous avons voulu évoquer dans ce festival la question de l’alimentation en Méditerranée : parce que le changement n’est possible que si l’on aborde le sujet d’un point de vue anthropologique en s’intéressant au quotidien des individus. Et le repas est sans doute à cet égard l’une des meilleures portes d’entrée, car il est essentiel à notre humanité. L’éditeur André Pitte écrivait à son sujet : « Avec le sourire de la femme aimée et les rires des enfants, le repas partagé entre amis sous la treille ou le tilleul dont parle Saint-Exupéry : les seules choses dont je me souviendrai peut-être au dernier instant de ma pauvre vie. »

Est-ce un sujet important pour la jeune génération ?

T.F. : Ça l’est nécessairement, car l’alimentation est un enjeu social. On l’a vu avec l’explosion du nombre d’épiceries solidaires fréquentées par les étudiants à la suite de la pandémie, puis de la forte inflation. Sont-ils pour autant condamnés à la malbouffe ? Ou y a-t-il des inventions à trouver pour manger de façon saine, sans que cela soit réservé à une classe aisée ? C’est une des questions clés pour les prochaines années.

L’alimentation est-elle, aussi, un sujet de conflit ?

T.F. : Oui, sans doute, lorsqu’elle cristallise des questions identitaires. Il y a des combats extrêmement vifs, par exemple, entre Israël et la Palestine ou d’autres pays arabes voisins sur l’origine du houmous ou du falafel, pour s’en arroger la propriété. La valorisation des terroirs peut ainsi avoir pour revers l’exploitation de régressions identitaires et la création artificielle de communautés fermées. Chercher l’origine, c’est toujours réclamer une forme d’unicité. Or la cuisine, par sa capacité de réinvention, autorise justement la diversité. Ce n’est pas parce que la première pizza est née à Naples qu’il n’y a pas d’autres formes de pizzas, dans le monde turc ou arménien, qui ont le droit d’être reconnues. De fait, dans certaines villes-monde de Méditerranée, où ces différentes cultures coexistent, on voit que les frontières ne sont pas étanches et nourrissent les échanges.

M.C. : L’alimentation est tout sauf un sujet consensuel. Elle est, au contraire, l’une des expressions les plus concrètes des débats et des oppositions qui agitent le monde. Quand elle n’est pas victime de conflits bien réels, à l’image des tensions sur le blé liées à la guerre en Ukraine qui affectent des pays comme la Tunisie ou le Liban… 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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