La société américaine s’« hystérise »-t-elle ? Trump en a imposé l’idée, dans son acharnement à dénoncer les supposées fake news de la plupart des grands médias nationaux dont les informations ne lui plaisaient pas. Mais s’il a pu le faire avec un tel succès, c’est aussi parce qu’au-delà de ses partisans, l’opinion américaine était réceptive au soupçon. En juin 2019, le Centre d’études sociodémographiques Pew notait que la diffusion massive de « fausses informations » était devenue le cinquième souci des Américains, derrière, dans l’ordre, l’addiction aux drogues, l’absence de couverture santé, le fonctionnement du système politique du pays et le fossé entre riches et pauvres, mais devant des thèmes tels que la criminalité, le changement climatique, le racisme, l’immigration illégale ou le terrorisme.

Trump parti, la situation n’a pas changé : en octobre 2021, selon l’agence Associated Press, 95 % des Américains jugeaient toujours que la désinformation constitue un « problème grave » dans leur pays. Rare cas d’accord bipartite, les trois quarts (79 % des républicains et 72 % des démocrates) pointent en priorité les réseaux sociaux comme principaux fauteurs de troubles. Récemment, Richard Blumenthal, sénateur démocrate du Connecticut, a accusé Facebook de « diffuser la désinformation et semer la haine ». Cela étant, même si le recours aux réseaux sociaux pour s’informer est en hausse constante, ils ne sont pas la source favorite des consommateurs d’information. Selon une autre étude Pew en 2019, les Américains continuent à 41 % de s’informer prioritairement par la télévision, 23 % privilégient les journaux en ligne et 15 % seulement les réseaux sociaux. La presse écrite ne recueille que 13 % des suffrages et la radio 8 %. Or la télévision (avec la radio) reste le lieu où l’information est idéologisée à outrance et où le fake prolifère.

Cela n’empêche pas les républicains de faire de la presse nationale (immensément moins lue que ne sont regardés les programmes d’information télévisés) l’accusée numéro un de la désinformation. Les démocrates, eux, stigmatisent au premier chef ceux qu’ils jugent être les vrais « pros » de la désinformation : les chaînes télé et radio et les journaux en ligne qui, précisément, font leur miel de l’hystérisation du débat. QAnon incarne les sites complotistes sur Internet. De toutes les thèses folles qu’il diffuse, la plus délirante veut que les élites démocrates et hollywoodiennes abusent sexuellement de jeunes enfants, puis les tuent pour boire leur sang. Sous Trump, QAnnon avait ses entrées à la Maison-Blanche.

Fox News symbolise, elle, le triomphe des chaînes où l’information fait usage de gourdin. Créée en 1996, la chaîne eut d’abord pour slogan : « Fair and balanced » – la promesse d’une information « juste et équilibrée ». Comme il se doit, du premier jour son contenu fut exactement inverse. Il s’agissait de réunir autour d’elle un public acquis et de l’élargir progressivement. Pari vite gagné. Les slogans suivants furent à l’avenant : « Fox, la plus vue, la plus fiable ». Aujourd’hui, c’est « Fox, debout pour défendre ce qui est juste ». De fait, ses animateurs défendent les idées les plus rétrogrades, hésitant rarement à se priver d’une insinuation raciste ou xénophobe, distillant la peur et le doute. Trump a vu sa victoire lui être volée, etc. La méthode, éprouvée, se résume à deux règles prééminentes : d’abord inverser le sens des choses. Dès lors, la vérité devient mensonge et vice-versa, l’antiracisme est le véritable racisme, l’information vérifiée est un fake, et le fake que l’on a fabriqué devient ce qui est « fiable » et « juste ». Ensuite marteler mille fois le même argument, quelle que soit sa validité, pour occuper le « temps de cerveau disponible » du consommateur d’information, selon une formule célèbre. Trump n’a rien inventé, il n’a fait que tirer plus fort sur un fil préexistant. 

Fox a porté à incandescence la tradition américaine des commentateurs polémistes. La vedette du show est généralement seule à s’exprimer. Comme dans ces multiples émissions (radio ou télé) où un prédicateur expose ses points de vue sur la vie, l’amour, la mort, etc., on a vu fleurir, depuis plus d’une génération, une quantité peu commune de stars offrant une prestation similaire sur le terrain sociopolitique. Certains, comme les prédicateurs, engrangent des fortunes rondelettes. Un nommé Rush Limbaugh (1951-2021), flamme du « vrai patriote » contre tous les métèques, fut le plus célèbre. D’autres s’appelaient Lou Dobbs, pourfendeur du « grand remplacement », Glenn Beck, l’antisémite amoureux d’Israël, Ann Coulter, chantre de la lutte contre les « gauchistes » (Obama, Wall Street et Hollywood). Ils existent toujours tant et plus. La coqueluche actuelle se nomme Tucker Carlson. Il sévit, sans surprise, sur Fox News. Deux semaines après l’élection de Joe Biden, il expliquait à son audience que les arguments selon lesquels la victoire de Trump lui avait été volée étaient réalistes. « La vérité est notre seul espoir, et notre meilleure défense », ajoutait-il. Des mois plus tard, un sondage montrait que 82 % des téléspectateurs de Fox News, et 97 % de ceux de Oann (One America, une chaîne californienne plus radicale encore), restaient convaincus que Trump était le vainqueur légitime de la dernière présidentielle. Ce qui caractérise l’auditoire de ces médias, c’est qu’il ne croit ni les sondages ni les résultats des élections, lorsqu’ils vont dans le sens contraire à ses vœux. Vous avez dit « hystérisation » ? 

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