Pourquoi les sondages sont-ils aussi populaires aujourd’hui ?

S’ils occupent une telle place dans la campagne actuelle, c’est notamment en raison de l’affaiblissement du rôle des partis politiques et des difficultés qu’ils rencontrent pour conserver le contrôle sur la sélection des candidats. Les sondages y ont toujours participé, mais jamais autant qu’aujourd’hui, comme l’illustre le cas d’Éric Zemmour. Pourtant, il faut rappeler que le niveau élevé des intentions de vote qui lui sont prêtées provient d’enquêtes discutables d’un point de vue méthodologique. Le principal problème que soulèvent les sondages aujourd’hui est là, dans le décalage entre la valeur qu’on accorde à leurs résultats et la fragilité de leurs modalités de production.

Les nouvelles formes de sondages sont-elles moins fiables que les précédentes ?

Avant, les sondages étaient réalisés en face à face ou par téléphone. Ces méthodes présentaient des défauts, mais pas autant que les sondages d’aujourd’hui, qui se font quasi tous par Internet. Les enquêtes en ligne ont permis de surmonter les difficultés que les instituts rencontraient pour trouver des répondants, mais aussi d’abaisser les coûts.

« Ces sondages excluent d’emblée toute une partie de la population, et notamment les moins diplômés »

On est passé à un mode de production low cost : on fabrique des sondages à la chaîne, bon marché, pour qu’ils soient immédiatement exploitables par les médias, et que cela fasse le buzz. Cela traduit une forme d’ubérisation du processus de fabrication des sondages.

En quoi consiste cette « ubérisation » ?

Elle consiste à recourir à des panels d’internautes gérés par des sociétés spécialisées ou par les instituts eux-mêmes. Ces internautes sont recrutés sur la base du volontariat. Il suffit d’ouvrir son ordinateur ou son téléphone, de s’inscrire sur le site de ces panels et ensuite, vous recevrez par e-mail des sollicitations, nombreuses, pour répondre à des sondages.

Quel est le problème ?

D’abord, il est possible de renseigner n’importe quelle identité, et par ailleurs, de répondre à peu près n’importe quoi à n’importe quelle question. Ensuite, ces panels présentent des biais importants. On se retrouve par exemple avec des personnes qui sont forcément connectées. Or, en France, et d’après les données de l’Insee et de France Stratégie, 16 % des Français ne se connectent jamais à Internet, et 43 % des 16-74 ans souffrent d’illectronisme, c’est-à-dire qu’ils ont du mal à utiliser Internet.

« Depuis 1995, aucun sondage publié n’a donné le bon ordre d’arrivée des candidats »

Donc ces sondages excluent d’emblée toute une partie de la population, et notamment les moins diplômés. En outre, parce qu’ils sont rémunérés, même faiblement, on peut se poser la question de la participation des sondés : veulent-ils donner leur opinion ou obtenir des gratifications sous la forme de points monnayables ou de bons d’achat ? Dans ce dernier cas, on sait qu’ils ajustent leurs réponses pour aller jusqu’au bout de l’enquête.

Que pensez-vous de la sous-déclaration des opinions radicales ou antisystème, surtout situées à l’extrême droite, observée sur le long terme ?

C’est l’un des écueils auxquels sont confrontés depuis longtemps les instituts. Cela explique les nombreuses erreurs dans l’évaluation sondagière du FN/RN et de ses candidats. Avec la généralisation des enquêtes en ligne, ce problème s’est déplacé pour devenir un problème de surdéclaration. Il est en effet plus facile d’avouer une opinion ou une attitude considérée comme illégitime devant un ordinateur qu’au téléphone ou face à un enquêteur. Il y a aussi peut-être un surinvestissement des personnes porteuses de ces opinions sur Internet, y compris dans les panels. Malgré tout, quand on demande aux personnes interrogées si elles ont voté pour Marine Le Pen à la dernière présidentielle, une partie d’entre elles dissimulent encore ce vote. C’est donc très compliqué d’appréhender ces opinions par Internet.

Les sondages parviennent-ils généralement à prédire les résultats d’une élection ?

Depuis 1995, si on prend les résultats produits à un an de l’élection, aucun sondage publié n’a donné le bon ordre d’arrivée des candidats. Sur la période 1965-2002, et en prenant les prévisions de l’Ifop et de la Sofres à six mois de l’élection, les estimations se révèlent fiables dans un cas sur huit, et dans un cas sur trois à trois mois de l’élection. Enfin, toutes consultations électorales confondues depuis 1995, les estimations des instituts se sont révélées approximatives ou erronées dans environ un cas sur deux.

Comment l’expliquer ?

Tout dépend de la méthode d’échantillonnage, de la taille des effectifs, du moment où l’enquête est réalisée, des questions qui sont posées, de la manière dont elles sont comprises, de l’attitude des répondants… Le fait est que les résultats « bruts » des sondages, ceux qui sont recueillis à l’issue des phases d’enquête, sont généralement « faux », comme l’a admis un jour Roland Cayrol, politologue et ancien directeur de l’institut CSA.

« Les sondages sont devenus un produit de consommation médiatique comme un autre »

Il faut donc les « redresser », les « corriger » pour les mettre davantage en conformité avec la réalité politique. Or la technique sur laquelle se basent les instituts n’est pas d’une grande fiabilité. En général, les données sont également redressées en fonction de l’analyse que font les sondeurs de la situation politique. Pierre Weill, l’ancien patron de la Sofres, appelait ça le « pifomètre », ce qui en dit long !

Comment expliquer le succès des sondages malgré leurs défauts ?

Les sondages sont devenus un produit de consommation médiatique comme un autre, ajusté aux normes de production de l’information. Ils sont rapides à fabriquer et ne coûtent pas cher. Pour les médias, ils ne nécessitent pas de travail d’investigation particulier. Certains instituts délivrent même des rapports d’analyse déjà éditorialisés qui peuvent être repris tels quels.

« Les instituts fonctionnent essentiellement avec la méthode des quotas. L’aléatoire a disparu »

Sinon, pour les commenter, on fait directement appel aux sondeurs. Les données de sondages peuvent encore prendre la forme d’une information brève particulièrement adaptée aux réseaux sociaux. Et puis ils permettent de faire des coups éditoriaux quand leurs résultats sont spectaculaires.

Quelle est la différence entre une base sondagière sans biais et une base sondagière biaisée ?

Un échantillon est dit représentatif quand il est constitué sans biais. Pour cela, il faut recourir à la méthode aléatoire, et il devient alors possible de connaître la fiabilité des résultats du sondage. Mais ces sondages sont devenus difficiles à réaliser et demandent beaucoup de temps. Aujourd’hui en France, les instituts fonctionnent essentiellement avec la méthode des quotas. L’aléatoire a disparu. On base la représentativité sur quatre variables de quotas : l’âge, le sexe, la CSP (catégorie socioprofessionnelle) et le lieu d’habitation.

« Il n’y a rien de scientifique dans la production sondagière aujourd’hui »

Mais le problème, c’est que la population française ne se définit pas uniquement selon ces quatre variables. Quid, par exemple, du niveau de diplôme dont on sait la centralité dans la détermination des comportements politiques ? Or, ce n’est pas parce que l’échantillon est représentatif sur ces quatre variables qu’il l’est sur les autres. Ainsi, la composition des échantillons présente en général des écarts avec la composition par niveau de diplôme de la population globale : les personnes non diplômées y sont par exemple sous-représentées.

Cela veut-il dire que les sondages ne mesurent rien ?

Disons qu’ils reflètent une réalité qui n’a pas forcément de rapport avec la réalité, soit un artefact. Les sociologues l’ont souligné depuis longtemps. Mais je pense qu’on est arrivé à un point où le rapport entre l’importance des sondages et leur qualité devient critique. Il n’y a rien de scientifique dans la production sondagière aujourd’hui. On gagnerait donc à retrouver un peu de raison dans cette production, à prendre le temps, à contrôler les modalités de fabrication des données. Les sondeurs, eux-mêmes, appellent souvent à la raison. Mais on est dans une logique perpétuelle d’emballement et de spéculation.

Est-il encore possible de critiquer les sondages ou sommes-nous trop intoxiqués ?

La critique est indispensable, tout comme l’encadrement de la pratique. Mais les deux ont globalement échoué. Les médias avaient à peine fini d’instruire le procès des instituts à l’issue des élections régionales de 2021, leur dernier échec en date, qu’ils passaient de nouveaux accords de partenariat en vue de la présidentielle de 2022 !

« Ils constituent une pièce dans cette mécanique globale de spectacularisation et de brutalisation du débat politique »

Par ailleurs, les contraintes qui pèsent sur les instituts sont assez légères, et elles ne sont du reste pas toujours respectées. Les deux sénateurs à l’origine du renforcement de la législation actuelle, Jean-Pierre Sueur et Hugues Portelli, ont pourtant mené un combat acharné. Mais les instituts n’ont pas grand-chose à craindre de la Commission des sondages, l’autorité administrative censée contrôler la qualité des enquêtes. En quarante ans, elle n’a prononcé aucune condamnation. Pourtant, nombre d’enquêtes ont de loin dépassé les limites.

Les sondages participent-ils à l’hystérie du débat public ?

Ils ne sont pas les seuls responsables, mais je pense qu’ils constituent une pièce dans cette mécanique globale de spectacularisation et de brutalisation du débat politique. Ils viennent alimenter une machine à faire du bruit qui finit par nous rendre sourds. On prête toujours moins d’attention aux propos d’Éric Zemmour qu’à ses résultats dans les sondages, qu’on finit par considérer comme s’il s’agissait de votes déjà établis et définitifs. Les instituts ont donc leur part de responsabilité dans la construction du phénomène parce qu’il est clair que celui-ci relève en partie d’une bulle sondagière : il n’est même pas encore déclaré candidat, mais déjà présent au second tour de l’élection ! On lui accorde 18 % d’intentions de vote, alors que personne n’a jamais voté pour lui ! On peut effectivement émettre quelques doutes. Pourtant, toute la vie politique semble tourner autour du polémiste d’extrême droite, au détriment, pour l’instant, d’une campagne qui ne ressemble pas à grand-chose. 

 

Propos recueillis par VINCENT MARTIGNY

 

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