Scientifiquement ineptes, biaisés dans leurs questions comme dans les réponses qu’ils fournissent, rendant compte d’une réalité partielle et partiale, imprécis et en partie responsables de l’hystérie de notre débat public… Les critiques des sondages – devenus aujourd’hui une véritable industrie médiatique – ne manquent pas, ni en nombre ni en pertinence. Dans un article resté célèbre sur la question, le sociologue Pierre Bourdieu disait déjà, en 1972, tout le mal qu’il pensait de l’« opinion » prétendument révélée par les sondages. Il considérait notamment que les questions posées par ces derniers étaient plus révélatrices des « problématiques dominantes » de ceux qui exercent le pouvoir que de celles des répondants.

Toutes ces objections sont fondées, mais elles manquent en partie leur cible. Car ce qu’oublient parfois les critiques les plus acerbes, c’est qu’une fois qu’ils paraissent, les sondages « agissent » en politique. Non seulement ils structurent des courants d’opinion, façonnent et organisent des problématiques, qui ne sont pas toutes des artefacts, mais ils font aussi monter des personnalités bien réelles et génèrent des dynamiques politiques, essentielles en campagne électorale. En d’autres termes, ils participent à la construction d’un agenda politique et médiatique dans l’objectif d’attirer l’attention de l’opinion vers des problèmes considérés comme plus remarquables. Ce faisant, ils contribuent pleinement à la construction de notre réalité, sur laquelle ils exercent une influence non négligeable.

Que se passe-t-il, par exemple, lorsque certaines perceptions sont montées en épingle par les sondages, jusqu’à se transformer en paniques morales nationales ? On se souvient de la thématique de l’insécurité, objet de dizaines de sondages et de plus de 18 000 sujets dans les médias entre janvier et mai 2002. Ses effets sur la campagne s’étaient révélés non négligeables – on va jusqu’à considérer qu’ils ont contribué à l’éviction de Lionel Jospin du premier tour de l’élection présidentielle et à la qualification de Jean-Marie Le Pen le 21 avril 2002.

Dans l’actuelle précampagne, la thématique du « grand remplacement », portée par Éric Zemmour, Éric Ciotti et le RN, tient le haut du pavé depuis plusieurs semaines. Elle vient récemment de se nourrir d’un sondage publié dans le magazine Challenges indiquant que 67 % des Français seraient inquiets d’un tel phénomène de « remplacement » de la population française par l’immigration postcoloniale. Un résultat qui n’a pas manqué de nourrir la machine à polémiques, forçant les acteurs politiques à se positionner sur une notion aussi fausse qu’anxiogène. Les spécialistes appellent cela « l’effet priming » (ou d’amorçage) : le changement qui s’opère dans les opinions et les attitudes des citoyens, dû à la modification de la perception d’un problème réel ou imaginaire. À force d’être légitimée, une telle idée va-t-elle modifier les perceptions de l’électorat, notamment à droite ou à l’extrême droite ?

En accréditant les opinions politiques les plus malsaines et les plus coupées du réel, les sondages contribuent ici à la création d’une réalité parallèle où les faits s’effacent devant les fantasmes. Alors même qu’ils prétendent saisir scientifiquement la réalité de ce que les Français pensent, ils participent au contraire au délitement du débat démocratique. Et nourrissent la distance, l’angoisse et le sentiment de dégoût, qui, toujours selon les études d’opinion, caractérisent aujourd’hui la manière dont nos concitoyens appréhendent la vie politique. 

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