Face à la « Zemmourmania » qui a touché bien des médias cet automne, beaucoup de voix ont exprimé le sentiment que les médias en font trop, trop vite, bien aidés il est vrai par les réseaux socionumériques.

Certains médias ont fait le choix éditorial de rouler pour la candidature d’Éric Zemmour, comme la chaîne d’opinion continue CNews. La contribution de leurs animateurs et journalistes à un emballement médiatique est le fruit d’une action volontaire visant à faire le buzz, à mettre sous les projecteurs le futur candidat. Y compris en alimentant les polémiques dont celui-ci se repaît pour se rendre visible et faire tourner la conversation autour de lui, de son discours, de ses idées, aussi nauséabondes soient-elles. Une visée tactique bien orchestrée suffit comme explication du phénomène.

Plus intéressants sont les fonctionnements médiatiques qui conduisent d’autres journalistes, dont rien n’indique qu’ils souhaitent la victoire de ce trublion antisystème, à entretenir cette mécanique. Une série de logiques médiatiques et journalistiques connues éclairent ce phénomène. Leur accumulation aboutit à cette sensation de saturation informationnelle autour d’un candidat dont la couverture médiatique semble disproportionnée par rapport aux rivaux électoraux déclarés, investis par un parti, ayant une solide expérience politique, bénéficiant à ce titre d’une plus forte légitimité a priori à occuper une fonction politique exécutive.

Le journalisme de meute

On peut d’abord relever cette loi journalistique qui fait que les médias généralistes activent les lois de la concurrence à l’envers. Dans un schéma concurrentiel classique, des entreprises rivales qui se disputent un même marché tendent à essayer de se différencier en suivant souvent une logique de spécialisation. Pour le marché de l’information, si des médias émergent en suivant une logique de contre-programmation (presse engagée, temps de parution et donc d’enquête plus long, hypersegmentation du public sur une thématique précise…), en revanche les médias d’information généralistes semblent coincés dans un carcan : celui de ne pas rater les sujets dont les concurrents parlent. L’écueil n’est pas de faire la même chose que les autres mais au contraire d’apparaître comme le seul à ne pas en parler. D’où l’existence d’un journalisme de meute, où on voit une forêt de caméras et de micros se tendre en même temps dans la même direction, pour avoir la même image et les mêmes mots du même personnage, car l’actualité commande de les avoir. Plus d’autres médias en parlent, plus il faut faire comme eux, ne serait-ce que pour ne pas passer pour des imbéciles, pour les seuls à ne pas avoir trouvé les moyens de parler du sujet dont tout le monde parle. Dès lors que plusieurs médias évoquent la « percée sondagière » de monsieur Zemmour, il devient délicat de ne pas s’en saisir afin de ne pas donner l’impression que notre rédaction, elle, ne l’a pas vue.

Le mésusage des sondages

L’usage (ou plutôt le mésusage) médiatique des sondages électoraux, surtout des mois à l’avance, est un autre mécanisme explicatif. La réalisation d’enquêtes préélectorales peut s’apparenter à un investissement rentable, même déconnecté d’une vraie valeur informative. Les conditions de réalisation du sondage ou bien les conditions de restitution des résultats par les journalistes ou encore le contexte politique incertain obligeant à tester des hypothèses improbables conduisent à des résultats sujets à caution, voire à un pur artifice. Mais qu’importe le sondage pourvu qu’on ait le buzz.

Le phénomène n’est pas si nouveau. En avril 2002, Jérôme Sainte-Marie, directeur des études d’opinion à BVA, reconnaît sans ambages face à Télérama que « certains sondeurs ont beau dire n’importe quoi, ça n’a finalement aucune importance. On leur demande juste de créer l’événement. Et ça marche : les gains de notoriété sont plus rentables que la fiabilité ».

Le désir, grâce à un sondage commandé, de conserver un support pour produire de l’analyse régulière et remplir l’antenne ou du papier pour faire la démonstration de sa finesse d’analyse dans les commentaires et pour assurer une reprise dans les autres médias, ont trop souvent raison de l’éthique de responsabilité. Certaines rédactions s’exonèrent donc de principes de prudence élémentaires, n’évoquant pas la taille d’un échantillon réduit à celles et ceux « certains d’aller voter », ne publiant pas les marges d’incertitude (qui peuvent pourtant beaucoup changer la visualisation de l’ordre des candidats), ne bémolisant pas l’intérêt de leur démarche en insistant sur la volatilité électorale croissante en France ou sur la montée du nombre des indécis qui disent se décider au dernier moment.

Quant à la sempiternelle phrase « bien sûr, ce n’est qu’une photo à un instant t » lâchée au public dans une posture de fausse humilité, elle n’est qu’un artifice rhétorique pour essayer d’échapper à la critique, en se faisant passer pour ceux qui savent qu’il y a des limites à l’exercice. Pourtant, le ton assertif du commentaire, la titraille racoleuse emportent toute prudence et ne donnent à voir qu’une « information » spectaculaire, célébrée comme un résultat acquis.

Dans le cas qui nous occupe, l’hypothèse Zemmour testée dans les sondages est largement le fruit d’une situation très inhabituelle à droite : le flou le plus absolu sur le ou la candidate de la droite de gouvernement. C’est grâce à cette vacance, à cette absence de figure pour incarner la droite que le faux peut-être-pas-candidat Zemmour émerge comme une réponse acceptable pour certains sondés. Mais être le commanditaire d’un sondage en rappelant cette réalité simple, en disant haut et fort que ces sondages précoces évaluent une situation hypothétique, et qu’en conséquence ils ne valent pas grand-chose, reviendrait à se tirer une balle dans le pied. Alors prudemment on range son arme en feignant de croire que ces sondages sont tous sérieux et crédibles, et on marche droit dans ses bottes.

Et si un média vote pour Zemmour, comme le fait CNews, alors de grossières erreurs peuvent ternir la qualité de l’information, comme l’a pointé dans un communiqué du 28 octobre la Commission des sondages à propos de l’émission L’Heure des pros 2 : « Le tableau diffusé à l’antenne présente [...] les pourcentages d’intentions obtenus par trois candidats potentiels (M. Bertrand, Mme Pécresse, M. Barnier) pour lesquels l’institut n’a pas réalisé de sondage en vue de tester l’hypothèse de leurs candidatures simultanées. Ceci conduit le tableau erroné qui a été diffusé à l’antenne à présenter un total d’intentions de vote de 106 %. En outre, le tableau diffusé à l’antenne indiquait dans un premier temps que M. Jadot recueillait 5 % des intentions, alors que le sondage dont se prévaut Cnews lui donne 8 ou 9 % selon l’hypothèse testée. » Et la commission a aussi noté que le titre du tableau présenté par la chaîne, « Présidentielle : E. Zemmour en hausse », ne correspondait en réalité à aucune augmentation depuis les deux précédentes enquêtes.

Le tempo de l’urgence

Un troisième facteur structurel et durable explique l’apparition de phénomènes comme ceux que l’on a connus autour de la candidature Zemmour. Le tempo du traitement de l’information suit souvent désormais le rythme de l’urgence. Les chaînes d’information ou d’opinion en continu donnent le la. Elles accélèrent la saisie de faits. Et par le martèlement des mêmes images et discours à l’antenne – des heures, voire des jours durant –, elles leur donnent forme et force, leur octroient une sorte de surréalité, conférant à certaines interprétations entendues et rebattues la vigueur de l’évidence.

Ce tempo de l’urgence est aussi stimulé par l’existence des réseaux socionumériques. Sur ces réseaux, de nombreux usagers (y compris des membres du personnel politique et des journalistes) s’adonnent aux joies du commentaire permanent et immédiat. Leur compte devient un média de réactions impulsives, où l’absence de recul le dispute à l’abandon des règles de prudence, voire de courtoisie. Les tweets politiques et d’information, par exemple, ouvrent grand un espace polémique qui hystérise le débat public. Polémiques qui disputent aux coups de com’ la place enviée de devenir un trending topic (« un sujet tendance »). Place enviée car ces mots tendance deviennent pour certains médias un indicateur des attentes présumées du public, justifiant d’aborder le thème dans leurs journaux. Et si ce qui s’est passé dans un média (un propos très clivant, une engueulade, un coup bas, un sondage aux résultats spectaculaires et inattendus…) essaime au sein de ces réseaux pour alimenter la conversation sociale et ramener de l’audience vers le site, c’est le jackpot !

De magnifiques bulles peuvent alors enfler : un sondage préélectoral au résultat choc justifie un grand espace éditorial consacré à ce qui est alors construit comme un événement. L’événement est ensuite commenté sur les réseaux (pour s’en désoler ou pour s’en réjouir), d’autant plus que le média d’origine et les militants qui y trouvent intérêt savent y mettre tout leur cœur et leur talent. Les autres médias généralistes n’ont plus d’autre choix que d’évoquer les faits, en raison soit du caractère inattendu du résultat, soit de la controverse qu’il génère. Ils entretiennent ce faisant le buzz. Et si l’audience est vraiment au rendez-vous, alors on invite soi-même le bon client qu’est Zemmour, garanti sans propos consensuels ; on commande aussi un sondage pour profiter à son tour de l’exposition médiatique et numérique des résultats. C’est ainsi que le 24 septembre 2021 BFMTV a atteint un de ses records absolus d’audience (3,81 millions de téléspectateurs) grâce à son débat opposant Zemmour et Mélenchon.

Concurrence médiatique, (més)usage des sondages et buzz numérique entrecroisent donc leurs logiques et aident à monter en épingle certains faits, jusqu’à leur donner le statut de « phénomène » ou d’« événement », au risque de l’exagération et de l’artificialité. 

 

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