Comme souvent en campagne électorale, la critique des enquêtes d’opinion s’amplifie. Lorsqu’elle provient de candidats en position difficile non pas « dans les sondages » mais « auprès des Français », ce qui est très différent, et qui font alors tout pour casser un instrument dérangeant, ce n’est pas trop grave. Mais elle est également le fait de Français ou de commentateurs qui s’interrogent sincèrement et légitimement sur leur place et leurs effets dans le débat public. C’est à eux qu’il faut répondre. Tentons d’y voir clair.

« Il y a trop de sondages » : factuellement, l’idée qu’il y a de plus en plus de sondages d’intentions de vote est exacte. Pour trois raisons : 1) la fragmentation des médias s’est accentuée et il y en a davantage qui en commandent ; 2) les barrières à l’entrée, la nécessité d’avoir son propre réseau d’enquêteurs par téléphone ou en face à face, se sont abaissées et il est possible à de nouveaux instituts de faire des enquêtes pour un prix bien inférieur à ce qu’il était auparavant ; 3) la mobilité électorale s’est considérablement accrue et pour comprendre ce qui se passe au cours d’une campagne, il faut un suivi plus régulier. Dire qu’il y a « plus de sondages qu’avant » est donc juste, qu’il y en a « trop » est un jugement de valeur qui demanderait à être explicité et argumenté, même si l’on peut aisément comprendre qu’une profusion de sondages centrés uniquement sur le vote puisse lasser ou entraîner de la confusion.

« Six mois avant, ils se sont toujours trompés sur le gagnant » : l’argument renvoie au petit jeu malsain mené par certains médias. Qui donc prétendrait qu’un sondage réalisé six mois avant le scrutin alors qu’une campagne électorale se met en place doit donner le vainqueur ? Comble de la malhonnêteté : on cite alors le sempiternel « ils annonçaient Balladur et cela a été Chirac »… en omettant soigneusement de dire que ce sont précisément les enquêtes d’opinion qui ont mesuré, à la mi-février, le croisement des courbes et annoncé la victoire de Chirac !

Et pourtant, derrière ces deux mauvaises critiques, il y a une vraie question : à quel moment faut-il commencer à poser des intentions de vote ? La réponse est difficile car il n’y a en réalité pas de bon moment : faut-il s’en priver dans la précampagne ? Mais quand passe-t-on vraiment de la précampagne à la campagne ? Et pourquoi ne pas commencer à mesurer des rapports de force plusieurs mois avant le scrutin ? Certes, ils sont fragiles, mais ils permettent malgré tout de comprendre bien des choses, notamment de savoir si un candidat en dynamique est assis sur une bulle d’opinion ou, au contraire, s’appuie sur des ressorts puissants, mais aussi de déterminer à quels rivaux il prend potentiellement des voix, pourquoi, etc. Qui pourrait dire enfin, et sur quelle base, quand il serait légitime ou illégitime de réaliser des sondages d’intentions de vote ? Même s’il n’y a pas de règles, la question mérite cependant d’être débattue et il est possible que médias et instituts présentent trop tôt des intentions de vote, en particulier celles du second tour.

« Ils se trompent toujours » : non, c’est un biais cognitif que d’extraire d’une série les seuls cas où l’instrument a été défaillant sans rappeler tous les autres où il a bien fonctionné mais, oui, ils se trompent parfois. Or, il y a là une responsabilité fondamentale des instituts de sondage : les enquêtes ont des effets sur le débat public et sur le jeu des acteurs, c’est indéniable et cela n’a en soi rien de scandaleux. À condition que les données émises soient fiables et représentent vraiment ce que les Français pensent, que ce soit à un instant t ou plus durablement. C’est très généralement le cas, même si les instituts doivent impérativement travailler à l’optimisation de la qualité de représentativité des échantillons ainsi qu’à une meilleure prise en compte de la participation, point qui a posé problème aux dernières régionales. Pour toute une série de raisons, les élections locales ou les élections très abstentionnistes présentent plus de difficultés pour les sondeurs, tandis qu’une élection comme la présidentielle est plus facile à appréhender, quoiqu’une défaillance soit toujours possible.

« Les sondés mentent aux sondeurs » : la formule a souvent fait florès. Sur quoi est-elle fondée ? Il peut bien entendu y avoir des problèmes de sincérité dans les réponses, mais il est paradoxal d’entendre ce genre d’affirmation alors que les enquêtes prennent depuis une dizaine d’années la forme de questionnaires autoadministrés… et se déroulent donc sans enquêteur ! Les personnes interrogées mentiraient donc à un ordinateur dans un questionnaire administré en ligne ? Tout nous montre au contraire que les enquêtes autoadministrées sont plus fiables que par téléphone ou en face à face, pour peu que l’on étudie ces différents modes de collecte. Plutôt que de trouver une explication psychologisante aux ratés des sondages, mieux vaut s’interroger sur la difficile question de la qualité de représentativité des échantillons.

« Ils créent un vote utile au détriment d’un vote de conviction et faussent la démocratie » : l’argument est curieux. En quoi le vote d’un électeur qui déciderait de prendre en compte la victoire potentielle d’un candidat qu’il juge dangereux et qui choisit en conséquence de glisser dans l’urne un bulletin en faveur du meilleur opposant à ce candidat serait-il dégradé par rapport à un vote dit de conviction ? Ce comportement traduit plutôt une conscience politique élevée et un vote très réfléchi. Derrière cette critique, il y a en réalité une conception non avouée de la décision politique empreinte de préjugés ou à tout le moins très discutable.

« Ils relèvent de la prophétie autoréalisatrice, le sondage fabriquant la réalité » : là encore, la formule est belle mais creuse. Si tel était le cas, un sondage donnant un candidat en tête devrait voir ce candidat systématiquement gagner. Toute l’histoire des sondages et des campagnes électorales prouve le contraire : il peut y avoir des hauts et des bas, une dynamique peut s’essouffler voire s’effondrer, tout simplement parce que c’est la campagne électorale et le jugement des Français qui fabriquent le résultat, non le thermomètre de ces mouvements.

De nombreuses autres critiques existent et nous ne cessons de les examiner, de les prendre en compte quand elles sont fondées pour tenter d’y répondre. Il serait d’ailleurs temps de réfléchir à ce que traduisent ces tentatives de plus en plus systématiques de casser l’instrument de mesure et d’où elles proviennent. Mais finalement, elles posent toutes la seule question qui vaille : à quoi servent les sondages ? La réponse est simple : à comprendre ce qui se passe dans une société et dans une campagne électorale. Comprendre et non prédire. Éclairer sur un rapport de force à un instant t, décrire les attentes, les espoirs ou les angoisses d’une société, analyser la crédibilité des responsables ou de leur programme, mesurer leur image dans l’opinion publique, etc. Mais ils permettent aussi d’éviter que des individus – candidats, journalistes, commentateurs – assènent leurs convictions sur ce que les Français pensent… en fonction de leurs intérêts et sur la seule base d’estimation au doigt mouillé ou de signaux et de reportages journalistiques peut-être intéressants, mais dont on ne sait jamais s’ils décrivent un comportement anecdotique ou une tendance de fond de la société française.

Le bêtisier des commentaires faisant fi des sondages est de ce point de vue assez nourri : en 2006-2007, certains refusaient de voir que Sarkozy siphonnait le Front national (FN), critiquaient violemment les sondages et affirmaient que l’abstention serait à un niveau record. On a vu le résultat : un FN tombé à 10,6 % et une participation record ! En 2016, Macron était une bulle médiatique, il a fini président. Fillon allait être au second tour, contrairement à ce qu’indiquaient les sondages et conformément à ce qu’affirmait un cabinet totalement inconnu, Filteris, en se fondant sur le big data, très à la mode. Là encore, on a vu : Fillon fit 20 %, comme le mesuraient les sondages, et le second tour opposa Macron à Le Pen. En 2011, Royal allait emporter la primaire de la gauche, nous affirmaient doctement de nombreux commentateurs : elle avait été candidate en 2007, qualifiée au second tour, et elle entretenait un lien quasi mystique avec les sympathisants qui allaient se rendre aux urnes. Ce ne serait donc pas Hollande comme l’indiquaient les enquêtes. Pourtant, ce fut bien Hollande, puis Aubry, puis Montebourg et, loin derrière, Royal, comme le mesuraient globalement les sondages.

Et l’on pourrait multiplier les exemples… Alors, oui, l’instrument est imparfait, voire faillible, et il ne s’agit nullement de dire le contraire. Oui, il doit être complété par d’autres approches. Mais une campagne sans outil d’objectivation de ce que pensent ou veulent les Français, c’est une régression intellectuelle et la porte ouverte à toutes les démagogies. Il n’est d’ailleurs pas anodin que dans la campagne actuelle, marquée par la culture du clash, les approximations, les provocations et les fake news, nombreux sont ceux qui veulent la peau des enquêtes d’opinion. a

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