Il était en gare de Nîmes dès 5 h 40 ce matin, pour prendre le TER régional plutôt que l’Intercités. Quitte à perdre une heure pour rallier Toulouse. Mais avec ce train omnibus, Thierry Amigas évite l’obligation du passe sanitaire. C’est le but. Autant son accent chante et dessine des tonalités sinueuses, autant l’engagement qu’il a pris avec lui-même – pas de passe sanitaire ! – est une route sans méandres. Thierry ne triche pas. Il évite au maximum les endroits où le scan du QR code est obligatoire. Et, seulement lorsque la contrainte est trop forte, il réalise un test PCR ou antigénique, même s’il doit payer afin d’être « scanné ».

Comme ce professionnel cinquantenaire du secteur des mutuelles, 9 % des Français de plus de 18 ans ont décidé de ne pas suivre le chemin tout tracé de la vaccination. Au début de l’été dernier, lorsqu’il est devenu clair que le passe sanitaire servirait à de multiples aspects de la vie sociale, Thierry a eu comme « une réaction de tempérament marseillais ». « Pour moi, explique-t-il, le gouvernement a tracé une ligne de fracture entre les gentils, d’un côté, et les méchants, de l’autre. On nous donnait soi-disant le choix de se faire vacciner ou pas, mais en fait, vous le voyez où, vous, le choix ? C’est de la manipulation servie par une communication perverse. Et je me suis dit : je prends le camp des méchants ! Non à la manipulation. Et oui, je me mets au ban. » Pour ce père de famille, il est bien question de protester contre « un système de castes et de hiérarchisation » qui s’impose un peu partout, selon lui, dans la société.

Le passe sanitaire : un symbole d’une division des Français en deux catégories ? C’est ce que pensent Paul, Marc et Victor*, trois trentenaires. « La manière dont le passe a été imposé m’a incité à entrer en résistance. Mettons des guillemets à « entrer en résistance ». Je trouve la méthode perverse, ambiguë », détaille Marc, courtier en assurances parisien, et militant de droite conservatrice. Pas antivax pour un sou, mais se disant atterré par les conséquences politiques du passe sanitaire. À l’opposé de sa position sur l’échiquier politique, Paul a été d’emblée choqué : « Il existe tellement de choses fondamentales que le gouvernement ne met pas en avant : les risques sanitaires liés à notre alimentation, à notre environnement… À côté, le Covid est un problème de riches. C’est une maladie qui touche les vieux, mais on met l’ensemble de la population sous un régime d’obligations ! » critique ce travailleur agricole qui vit en Auvergne dans un univers rural, de gauche et écologiste.

Victor, conseiller de vente dans un magasin de pièces automobiles de rechange en Touraine, va au travail en voiture et confesse ne pas avoir de difficultés à contourner le passe sanitaire. « Je peux aller me faire vacciner quand je veux », raconte-t-il. Mais il s’y refuse parce que lui aussi trouve le passe sanitaire « aberrant ». « Il divise la population. Il fracture. Il y a comme toujours les réfractaires. Et c’est vrai que moi, je suis français. On me dit de faire un truc, je ne le fais pas. Pour le principe. »

Cette fracture, Marc la retourne, dans une lutte quotidienne pour faire passer ses idées sur les réseaux sociaux. Cette forme de réticence à la doctrine adoptée largement par un certain nombre de pays occidentaux s’exprime particulièrement chez les trentenaires. Selon Santé publique France, 13 % de cette tranche d’âge ne s’est pas fait vacciner, tandis que celles plus concernées par la maladie et ses effets comme les septuagénaires, sont massivement vaccinées. De même, l’adhésion au vaccin est moins forte en milieu rural qu’en ville, et dans les milieux défavorisés que parmi les catégories socioprofessionnelles aisées, selon les données du ministère de la Santé.

Victor explique que son mode de vie ne l’a pas contraint à la vaccination. Célibataire, circulant en voiture… Sans passe, sa seule véritable contrainte est de ne plus pouvoir aller au cinéma avec son meilleur ami. « Je remplace les séances ciné par de multiples abonnements aux plateformes : Netflix, Amazon, je m’accommode, explique-t-il. Par ailleurs, le confinement puis cette situation d’être sans passe sanitaire m’ont poussé à consommer différemment. Au lieu d’aller au restaurant, je prends des plats à emporter et je les partage entre amis chez les uns ou chez les autres. Au lieu d’aller au bar, je fais un aller-retour en Belgique et je remplis le coffre d’excellentes bières. Un autre jour, je prends la voiture et je vais chez un petit producteur de cognac et je lui prends de très bons produits. » Le budget dédié aux sorties passe maintenant dans ce type de produits et dans de l’épargne pour l’avenir. Il confesse avoir fait usage « deux fois seulement » du passe sanitaire de son père, qu’il porte toujours sur son smartphone. Deux situations limites : l’une pour pouvoir manger en pleine campagne alors qu’aucun autre choix n’était possible à proximité, et l’autre dans un moment de retrouvailles d’amis de longue date lors d’un week-end à Paris.

Paul, qui vit dans la montagne auvergnate, confesse lui aussi avoir un mode de vie très éloigné d’une vie sociale qui nécessite ce passe sanitaire. « Des copains nous ont envoyé leurs passes. On évite au maximum de s’en servir. C’est arrivé une poignée de fois, pour aller au cinéma ou aller exceptionnellement au zoo avec mon petit garçon de 15 mois et tous les grands-parents. Ma compagne, ça ne la dérange pas de tricher, car elle considère que c’est trop bête de se priver. Moi, je suis du genre à la jouer franc-jeu, quitte à faire scandale… Mais j’ai des surprises. Dans une brocante organisée dans une salle des fêtes de village, j’ai dit carrément à la dame qui scannait à l’entrée : « J’l’ai pas ! »… Elle a regardé à droite, à gauche et a soufflé : « On fait semblant, alors. » Elle a mimé le geste du scan. » Paul et sa petite famille sont entrés.

« Le passe a été obligatoire à partir du 9 août, se souvient Marc, le courtier en assurances. J’étais déjà un fervent adepte de BlaBlaCar. Je suis devenu un inconditionnel, pour éviter les TGV. Cet été, je suis allé en Bretagne, en Vendée, dans des coins reclus. J’ai pu sortir avec mes amis : les petits bars ne contrôlaient pas. La seule fois où j’ai eu un souci, c’est quand j’ai dû aller voir un ORL d’urgence. Pour entrer à l’hôpital de La Roche-sur-Yon, j’ai dû aller me faire faire le test PCR… Ce qui est un comble… » Mais de retour à Paris, la rentrée a été jalonnée de défis liés au passe sanitaire. « J’ai fini par faire des entorses à ma philosophie du « je nique Macron, je nique le passe ». J’ai fait le test pour me rendre à l’anniversaire d’une amie dans un bar-boîte. Un test pour déjeuner avec des potes à la Défense. Et puis, au fur et à mesure, j’ai trouvé des adresses où on ne te demande pas de QR code. Et je les soutiens : j’y vais en priorité pour consommer chez ces patrons d’établissement-là. Il y a quelque temps, un de mes bons amis m’a envoyé son passe en me disant : “Tiens, tu t’en sers comme tu veux.” »

Les solidarités qui se nouent avec les antipasse ne cachent pas un quotidien fait de débats avec les vaccinés. Thierry Amigas, lui, voit sa famille partagée en deux. Son épouse, dont le père est hospitalisé, s’est tout de suite fait vacciner pour pouvoir lui rendre visite. Thierry reconnaît la force des arguments de son épouse. « Entrer dans cette forme de résistance, c’est stérile. Ma femme trouve tout cela vain. Je comprends. Et avec cette histoire du test qui ne dure plus que vingt-quatre heures, avec le fait que j’ai un nouvel emploi dans lequel je vais faire plus de déplacements… oui, je vais finir par aller me faire vacciner. »

Paul, Marc et Victor, eux aussi, se feront vacciner s’ils y sont contraints pour le travail. Tous se disent pro-vaccins en général (même s’ils ont des réserves sur le faible recul que l’on peut avoir sur les vaccins anti-Covid), mais s’interrogent sur une éventuelle obligation vaccinale pour tout le monde. Et tous partagent aussi une inquiétude profonde sur l’avenir de la société et de la démocratie.

« Le volume et l’importance que prend le Covid dans les médias et la décision politique, cela m’interroge, affirme Paul. Il y a une forme d’absurdité dans tout ce que l’on a vécu. Le port du masque obligatoire à l’air libre en pleine rue, les marchés locaux en extérieur interdits, alors que les super et hypermarchés étaient ouverts. On tue la proximité, on développe la virtualité des échanges sous prétexte de risque sanitaire… Les hôpitaux débordent par manque de moyens et on donne des milliards pour des vaccins dont les brevets sont gardés par des entreprises privées. Je me dis : on est devenu fou ! »

 Les manifestations antipasse ne convainquent plus grand monde – pas même nos interlocuteurs, qui ne croient pas à une incarnation politique de cette « résistance » ou de cette « bouderie », pour reprendre le mot de Thierry Amigas. Ce Nîmois considère néanmoins que l’ambiance générale a beaucoup changé depuis 2017. « Du “tout sauf Le Pen”, je crains qu’on passe à “tout sauf Macron”, quel que soit le candidat contre lui au second tour », lâche-t-il.

La France des antipasse semble avoir besoin de clivages et de débats politiques. Une France qui ne se reconnaît pas dans le large consensus sanitaire ambiant et dans l’image de gens incohérents et irrationnels qu’on leur oppose. 

 

* Ces prénoms ont été changés.

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