Les abstentionnistes incarnent-ils une figure de la France qui dit non : non aux vaccins aujourd’hui, non à la hausse des taxes sur les carburants hier ? Constituent-ils un potentiel réservoir de défiance accumulée à l’égard des institutions, qui, en fonction des conjonctures et des contextes, pourrait nourrir les éruptions de colère émeutières, conduire à l’occupation des ronds-points ou aux marches en faveur du climat et plus généralement alimenter la résistance aux injonctions à l’exercice d’une citoyenneté éclairée et pacifiée, conforme aux attentes du pouvoir ?

La question est celle de la place qu’occupe l’abstention dans le répertoire d’actions et d’expressions politiques contestataires ; et c’est une question difficile, qui met au défi les sciences sociales. L’abstention présente en effet la particularité de désigner un silence et une absence de déplacement, comprises par référence à une convocation à se rendre dans un lieu désigné, un jour donné pour prendre la parole sur un mode individuel selon un format réglementaire imposé par la puissance publique. Les silences qu’elle recouvre ne donnent pas facilement accès au sens qu’ils revêtent pour ceux-là mêmes qui les adoptent. Contrairement à ce que laisse imaginer l’expression particulièrement désajustée de « premier parti de France », l’abstention ne se moule dans aucun cadre intégrateur ni ne dispose de porte-parole. Si la prétention à la faire parler augmente avec l’ampleur de la démobilisation électorale, elle recouvre dans la pratique une grande diversité d’attitudes à l’égard des institutions.

« Les votes blancs et nuls expriment  plus clairement que les citoyens qui ne votent pas leur refus de jouer les règles du jeu »

La hausse de l’abstention, qui affecte au cours des deux dernières décennies la quasi-totalité des scrutins, ne dissimule une rupture avec le vote que pour une petite minorité d’inscrits. Au cours de la séquence électorale formée par la présidentielle et les législatives de 2017, 15 % d’entre eux n’ont ainsi participé à aucun des quatre tours. Mais quand on neutralise les effets de la mal-inscription, qui multiplie par trois les chances de ne pas voter du tout à cause de la distance qui sépare le bureau de vote du lieu de résidence effective, on observe que seuls 10 % des Français inscrits sur les listes électorales n’ont pas participé à la dernière élection présidentielle. Si les citoyens votent de moins en moins et que l’intermittence électorale est devenue la norme, la plupart d’entre eux – même peu politisés, même désenchantés par les alternances politiques successives, même sceptiques à l’égard de l’offre électorale et même méfiants à l’égard de leurs représentants comme l’indiquent toutes les enquêtes et baromètres mesurant la confiance politique – continuent ainsi de se rendre aux urnes quand l’offre est clivée, que des candidats parviennent à incarner des promesses de changement et que la campagne est de suffisamment forte intensité pour stimuler leur participation. Autrement dit, en France, la grande majorité des abstentionnistes des élections intermédiaires étant restés jusqu’à présent des votants de la présidentielle qui marquent à cette occasion leur adhésion tacite et renouvelée aux institutions, il ne saurait être question de regarder globalement l’abstention comme une forme de résistance volontaire au système politique.

« Les citoyens continuent de se rendre aux urnes quand l’offre est clivée »

Si l’affaiblissement du vote constant traduit à n’en pas douter une distance aux urnes, celle-ci peut s’accompagner de rapports très variés aux institutions, qui vont de l’indifférence teintée de défiance, voire de colère, à la méconnaissance totale, en passant par une exigence de clarté non satisfaite par l’offre politique. Aussi, beaucoup plus que leur abstention ou le rythme de leur intermittence électorale, qui varient fortement avec l’âge, le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle, c’est le contenu du bulletin qu’ils glissent dans l’urne, quand ils votent, qui éclaire le rapport différencié des citoyens intermittents aux institutions publiques. Les producteurs de votes blancs et nuls expriment ainsi beaucoup plus clairement que les citoyens qui ne votent pas leur refus de jouer les règles du jeu institutionnel. En choisissant un bulletin vierge, ils disent que l’offre politique présentée par les candidats ne les convainc pas, les plus provocateurs substituant leur propre message aux bulletins officiels avec pour effet de les marquer de nullité.

« Pour des électeurs moins diplômés ou fragiles économiquement, l'abstention peut indiquer un éloignement de la sphère institutionnelle »

Les électeurs d’extrême droite, dont la sociologie est fortement contrastée, expriment de façon variée la défiance que les candidats qu’ils soutiennent ont eux-mêmes promue au rang d’attitude politique exemplaire. Fortement abstentionnistes, les plus jeunes et les moins diplômés des électeurs du RN ne votent que de façon très intermittente, mais, lorsqu’ils se déplacent à l’occasion de la présidentielle, c’est d’abord et avant tout pour dire non aux immigrés et aux élites qui, selon eux, soutiennent ceux-ci. Les électeurs frontistes plus âgés, mais aussi mieux pourvus en capitaux économiques et culturels ne disent pas autre chose ; simplement, ils le disent plus régulièrement. Quant aux jeunes prédisposés à soutenir les candidats de la gauche, leur abstention aux élections intermédiaires peut de la même façon ne pas recouvrir d’abord un sens politique. Elle peut indiquer avant tout une situation de mal-inscription, par exemple quand ils sont étudiants, ou quand leur parentalité ou une nouvelle mission professionnelle les a fait déménager, puis ajourner sans l’exécuter leur réinscription sur la liste électorale de leur nouvelle commune de résidence. Elle peut aussi, pour des électeurs moins diplômés ou plus fragiles économiquement, indiquer un éloignement de la sphère institutionnelle qui les fait ignorer la tenue d’un scrutin, mais n’est pas incompatible avec un certain respect des institutions démocratiques.

« L’abstention pourrait constituer la forme contemporaine d’une esquive relevant plus de l’indifférence que de la défiance »

Plus qu’une opposition politiquement investie et réfléchie au système politique, la hausse de l’abstention rend ainsi compte d’un éloignement accéléré aux institutions qui pourrait à terme préparer l’exit démocratique d’une part importante de la population. Alors que nombre de travaux montrent qu’un tiers de la participation électorale serait due à l’habitude, une participation trop intermittente fait courir le risque d’une vie durablement organisée à côté des institutions, dans le cadre de groupes primaires aux liens de plus en plus distendus à la Cité, tant à l’échelle locale que nationale. Transmise en héritage, la déception provoquée par les alternances successives entre la droite et la gauche forme dans les milieux populaires, qui ont longtemps beaucoup voté en France, un terreau propice à l’abstention massive des jeunes générations, quand l’école n’est en pratique organisée ni pour accompagner les premières expériences électorales ni pour stimuler l’intérêt des élèves à l’égard du monde institutionnel.

En développant et diffusant l’esprit critique et les exigences à l’égard de l’offre politique, la démocratisation scolaire a pour effet paradoxal d’alimenter une abstention décomplexée de la part de citoyens qui n’envisagent plus de se rendre aux urnes en l’absence d’enjeux clairement identifiés et d’efficacité attendue des politiques proposées. En ce qu’elle constitue sans aucun doute un refus de céder aux injonctions régulières à participer dont est structurellement porteuse la démocratie représentative, l’abstention pourrait constituer la forme contemporaine d’une esquive relevant plus de l’indifférence que de la défiance à l’égard des institutions, mais dont le potentiel destructeur pour la démocratie représentative n’en est pas moins réel. 

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