Un barrage contre la France
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Tout avait commencé au mitan de la nuit. Un va-et-vient de silhouettes inquiétantes dans la pénombre des ruelles alentour. Un rassemblement improvisé au bas d’un réverbère qui lâchait sa lumière pisseuse traversée de hannetons vrombissants. Une vague molle de murmures et chuchotis comploteurs brusquement enflée d’une rage débordante. Des pétarades de mobylettes déchirant la nuit, de sourdes détonations ponctuées d’appels à l’indépendance. D’un coup, le feu. Une voiture embrasée. Des flammes joyeuses, virevoltantes, rouge et jaune, qui annonçaient la fin de quelque chose, ou le commencement d’un sursaut.
À deux pas de sa case, près de la boutique accolée au bar à rhum de Tata, la route de campagne était maintenant barrée. Ceux qui siégeaient là depuis le petit jour semblaient déterminés, parés à tenir une éternité face à la puissance de la France. Derrière ses persiennes, Judy regarda passer une bande de jeunes exaltés, tout de noir vêtus, les visages dissimulés derrière des T-shirts amarrés en cagoule. Trois hommes, bras croisés, débattaient près de l’épave de la Twingo incendiée encore fumante, sa carcasse noircie gisant sur le dos comme une bête terrassée par la foudre. Des gens rejoignaient le barrage au fur et à mesure. Certains avec prudence, veillant leurs abords, allant comme en promenade. D’autres arboraient l’air jusqu’au-boutiste des combattants révolutionnaires, prêts à en découdre. Tous finissaient par vomir ce qui pesait sur leur cœur depuis des temps. Ils étaient d’accord pour dire non à la Métropole arrogante qui les tenait depuis toujours au rang de citoyens de seconde zone. Non à Macron et à tous ses suppôts. Non ! Cette fois, ils n’allaient pas avaler les discours colonialistes enrubannés dans le bleu blanc rouge du drapeau national. Non ! Ils n’obéiraient pas, sous prétexte que c’était la loi. Non ! Personne ne les obligerait à prendre cette satanée piqûre démoniaque, ce vaccin assassin…
« Ça n’arrive pas en Métropole ! On est quoi, nous ? Des animaux ! »
Quelqu’un déclara, brandissant son index en signe d’avertissement : « N’oubliez pas que c’était aussi la loi de mettre des Nègres en esclavage ! N’oubliez pas la souffrance de nos ancêtres et la scélératesse du Code noir !» Un autre s’écria : « Ils veulent en finir avec nous ! Vous vous rendez compte, on n’a pas d’eau au robinet depuis sept ans et tout le monde s’en fout ! Ça n’arrive pas en Métropole ! On est quoi, nous ? Des animaux ! » L’assistance acquiesça d’un même hochement de tête fataliste. Grâce à Internet, chacun était au courant de ce qui se tramait : le complot international des lobbies pharmaceutiques, les milliards engrangés par les laboratoires, le génocide programmé des misérables. Non ! Il ne s’agissait pas de fake news. Tel professeur démontrait sur YouTube que les vaccins provoqueraient l’effondrement du système immunitaire et la mort de tous les vaccinés d’ici 2022. Tel scientifique affirmait sur Facebook que la 5G et le virus du sida entraient dans la composition du vaccin machin. Ils ployaient sous l’orgie des informations virtuelles. On leur avait si souvent menti. On les avait déjà tellement couillonnés par le passé. Ils avaient tant de rancœur accumulée : le chômage endémique, le racisme rampant… L’eau du robinet polluée, les coupures d’eau, les tournées d’eau… La terre, la mer et les nappes phréatiques contaminées par le chlordécone pour mille ans… Le sucre surdosé dans les yaourts… Le diabète, les cancers des Guadeloupéens dans les statistiques nationales…
Il ignorait que ce poison était proscrit depuis longtemps sur le reste de la planète
Sur son lit de mort, le père de Judy lui avait fait promettre de ne jamais plus faire confiance à la France. Deux ans plus tôt, il agonisait, tué à petit feu par un cancer de la prostate. Toute sa vie, il avait travaillé sur une plantation de bananes, aspergeant généreusement la terre de chlordécone, ce fameux insecticide censé exterminer le charançon. Il ne savait pas alors qu’il semait la mort. Il ignorait que ce poison était proscrit depuis longtemps sur le reste de la planète, et que le gouvernement français en avait cependant autorisé l’épandage à la demande pressante des planteurs. Et tant pis pour les Nègres de Guadeloupe qui subiraient ce dommage collatéral !
Le soleil était en train de se défiler à toute vitesse derrière les mornes – toujours avec cette vaine précipitation désespérée. Judy ferma sa case et fourra la clé dans son soutien-gorge. Poussant devant elle une brouette emplie de vieux pots de peinture rouillés et d’une branche morte de l’arbre à pain de sa cour, elle rejoignit le barrage. Au fil des heures, les gens avaient déversé là toutes leurs immondices. Réfrigérateurs antiques, machines à laver éventrées, tôles gangrenées, tables démembrées, fauteuils en plastique défoncés. S’élevant d’un empilement de pneus et de palettes, une épaisse fumée grise et âcre surgissait des flammes voraces, se contorsionnait douloureusement avant de s’étirer dans la nuit étoilée, prenant la forme des créatures monstrueuses peuplant les contes et légendes des Antilles.
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