Vous mettez en avant une idée qui n’est pas communément admise : nous ne sommes pas tous égaux face au cancer. Pourquoi ?

Non, nous ne sommes pas tous égaux. Et pas forcément de la manière dont on le pense a priori. Biologiquement, nous ne jouons pas tous à armes égales contre le cancer. Environ 10 % des cancers peuvent être attribués à des causes héréditaires, avec des associations familiales de cas. En dehors de ces situations, on veut souvent comprendre la maladie comme une fatalité biologique. Une fatalité relative, certes, car nous savons que nos comportements et nos modes de vie – comme la consommation de tabac ou d’alcool – constituent des facteurs de risque majeur pour des cancers dont le pronostic est souvent grave. Mais l’histoire est plus compliquée que cela.

C’est-à-dire ?

Déjà, il existe des facteurs géographiques majeurs de répartition des cancers. Les cartes récemment publiées par Santé publique France sont explicites. En France, avec 33 000 nouveaux cas et 15 000 décès par an, c’est la région Hauts-de-France qui paie le plus lourd tribut au cancer. De nombreux facteurs, étroitement intriqués, expliquent ces disparités territoriales. Les modes de vie, bien sûr, mais sans doute également l’exposition à des cancérogènes dans certains métiers exercés. Une enquête réalisée dans les années 1990 a montré que 30 millions de personnes en Europe étaient exposées à des produits cancérogènes lors de leurs activités professionnelles, comme les agriculteurs avec les pesticides, sans parler de l’amiante et du chlordécone, par exemple, responsables de véritables scandales sanitaires. La population concernée représentait un quart des actifs.

« Il ne faut jamais oublier que le cancer est une maladie qui varie dans le temps et dans l’espace »

Et il faut ajouter à cela les produits cancérogènes présents dans l’environnement, auxquels il est complètement impossible de se soustraire, comme les perturbateurs endocriniens, de nombreux pesticides et les particules fines de l’air, produites par la circulation automobile, certains modes de chauffage ou des rejets de l’industrie. Une grande étude épidémiologique vient d’être menée par une équipe britannique : elle montre une augmentation importante de l’incidence des cancers du poumon due à ce type de pollution atmosphérique. On estime qu’environ 10 % de ces cancers surviennent chez des non-fumeurs. Impossible d’arrêter de respirer, et tout le monde ne peut pas habiter à la campagne ou à la montagne... Il ne faut jamais oublier que le cancer est une maladie qui varie dans le temps et dans l’espace. Il a une géographie et une histoire.

Vous affirmez que le cancer est politique. Qu’entendez-vous par là ?

Il existe tout un « jeu » de rapport de force et de tractations entre les pouvoirs publics, les lobbys industriels, voire les médecins et les scientifiques pour aboutir à des réglementations des substances cancérogènes. La mise en place de ces réglementations destinées à protéger les populations exposées prend parfois des retards préoccupants, voire inacceptables, pour des raisons le plus souvent liées à des intérêts économiques.

Reprenons l’exemple historique de l’amiante, parfaitement représentatif des logiques à l’œuvre. Ce produit a été reconnu comme cancérogène dès les années 1960. À cette époque, de très nombreux articles ont été publiés sur son implication dans un cancer de la plèvre appelé mésothéliome et dans des cancers du poumon. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) l’a classé comme agent cancérogène certain en 1977. Et pourtant, l’amiante n’a été définitivement interdit en France qu’en 1997, même si son utilisation a été progressivement restreinte à partir des années 1980. Vingt longues années au cours desquelles les industries qui utilisaient l’amiante ont œuvré à retarder les décisions qui s’imposaient.

« En France, avec 33 000 nouveaux cas et 15 000 décès par an, c’est la région Hauts-de-France qui paie le plus lourdtribut au cancer »

Le Comité permanent amiante, créé en 1982, qui rassemblait des scientifiques, des médecins, des représentants syndicaux et des pouvoirs publics et des membres de l’industrie des grandes compagnies « amiantogènes », a joué un rôle majeur dans la remise en cause des données scientifiques en créant du doute et en alimentant de fausses controverses, alors que l’on disposait d’évidences expérimentales et épidémiologiques solides. Ce comité a ainsi réussi à manipuler les données scientifiques en les présentant de manière biaisée afin de retarder la prise de conscience des pouvoirs publics et la mise en œuvre de décisions politiques. Concernant le tabac, le fabricant Brown & Williamson avait déclaré : « Le doute est notre produit. » La même stratégie a été déployée pour l’amiante, avec les conséquences dramatiques que l’on sait, puisque l’on recense plus de 2 000 nouveaux cas par an de cancers dus à ce composé – qui pourrait provoquer jusqu’à 100 000 décès d’ici à 2050.

L’histoire de l’amiante est aussi symptomatique de la dimension sociale du cancer ?

Il se trouve en effet que ce sont majoritairement les ouvriers et les artisans qui ont été amenés à manipuler ce produit de manière active. Tant qu’on pensait qu’ils étaient les seuls concernés par la question de l’amiante, celle-ci n’a pas émergé dans le débat public. Ce n’est que lorsque l’on s’est rendu compte que ce composé dont on se servait massivement pour l’isolation thermique des bâtiments exposait de manière passive la population générale que les choses ont changé. La création du Comité anti-amiante de l’université de Jussieu, à Paris, a d’ailleurs joué un rôle majeur dans cette prise de conscience. Tout à coup, l’amiante est sorti de la sphère limitée à l’activité professionnelle. Indéniablement, il y a une forme d’invisibilisation de la question des cancers professionnels dans le débat public, et l’amiante en a été une parfaite illustration. Mais il y a malheureusement d’autres exemples plus récents.

Lesquels, par exemple ?

Prenez le chlordécone, un autre cas d’école. Ce pesticide, connu depuis les années 1970 comme toxique pour les fonctions reproductives et neurologiques, est très probablement associé au développement du cancer de la prostate. Il a été utilisé à très grande échelle aux Antilles entre 1972 et 1993 pour lutter contre le charançon noir, un parasite qui décimait les bananeraies. Interdit en France métropolitaine en 1990, il a bénéficié là-bas de deux dérogations données par les ministres de l’Agriculture de l’époque. Aujourd’hui, 800 000 Antillais sont contaminés. On parle de 90 % de la population. Le produit va persister 600 à 700 ans dans l’environnement. Comme c’est un perturbateur endocrinien, il peut exercer des effets délétères, même à de très faibles doses.

« Une interdiction du chlordécone aurait pu être prise beaucoup plus tôt, comme cela a été le cas aux États-Unis, en 1976 »

C’est un scandale sanitaire reconnu par le président de la République Emmanuel Macron. Mais c’est aussi un scandale politique, puisqu’aujourd’hui ce toxique contamine l’ensemble de la chaîne alimentaire alors qu’une interdiction de ce composé aurait pu être prise beaucoup plus tôt, comme cela a été le cas aux États-Unis, en 1976. On sait la façon dont les puissants planteurs antillais, par leurs actions de lobbying, ont encouragé la politique dilatoire des pouvoirs publics. Et pour finir, qui a été exposé de manière active ? Les ouvriers des bananeraies, Noirs antillais. À noter que, depuis la fin 2021, le cancer de la prostate des hommes surexposés à ce produit est reconnu comme une maladie professionnelle.

L’accès au dépistage et aux traitements est-il aujourd’hui plus égalitaire ?

Absolument pas. Rappelons d’abord que la mortalité par cancer est en moyenne deux à trois fois plus élevée dans la classe ouvrière. Cela tient à un retard au diagnostic, à un moindre accès au dépistage et à une offre de soins inéquitablement répartie sur le territoire national. Et cela va même plus loin : après la rémission du cancer, les séquelles sont souvent plus lourdes et les rechutes plus fréquentes chez les moins favorisés. De ces injustices à tous les étages, qui sont caractéristiques de la maladie cancer, les pouvoirs publics ont bien conscience. Mais savoir n’est pas agir. D’autant que les campagnes de communication à l’attention du grand public misent beaucoup sur les modifications des comportements individuels.

À quelles campagnes pensez-vous ?

En particulier à celle qui nous répète que « 40 % des cancers sont évitables ». Elle se focalise uniquement sur l’individu : si vous ne vous conduisez pas de manière vertueuse pour éviter de vous exposer, vous êtes responsable, vous êtes même un déviant. Tout serait donc lié à nos comportements individuels ?

« Si 40 % des cancers sont évitables, 60 % ne le sont pas. Tout ne relève pas de nos comportements individuels »

Prenez un exemple récent : l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a publié un rapport sur les nitrites, ces additifs notamment utilisés par l’industrie pour conserver la charcuterie et la rendre plus rose. Cette Agence a reconnu, après la Ligue nationale contre le cancer et des ONG qui avaient déjà sonné l’alerte, qu’il s’agissait de cancérogènes potentiels. Que nous recommande-t-on ? De limiter notre consommation de charcuterie à 150 grammes par semaine – la dose censée être admissible –, alors que la vraie question est : sous quelles conditions ces produits doivent-ils être interdits ? Cette question va d’ailleurs être à l’agenda parlementaire.

Bien sûr, il ne s’agit pas du tout de nier que la prévention est le meilleur moyen de limiter l’incidence de certains cancers qui peuvent être très graves et qu’il faut en priorité informer nos concitoyens et mettre en œuvre des politiques de santé publique comme le fait, par exemple, l’Institut national du cancer. Mais c’est une partie de l’histoire. Si 40 % des cancers sont évitables, 60 % ne le sont pas. Tout ne relève pas de nos comportements individuels, et le politique a une responsabilité importante dans la lutte contre cette maladie. 

 

Propos recueillis par HÉLOÏSE RAMBERT

 

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